Le Conseil constitutionnel se prononce jeudi sur la très contestée loi immigration. À cette occasion, les Sages pourraient rejeter des dizaines de mesures défendues par la droite et l’extrême droite. Quels sont les articles les plus problématiques du texte du point de vue du droit ? France 24 fait le point avec deux experts de la Constitution.
Après les manifestations du week-end dernier réclamant le retrait du texte, le Conseil constitutionnel doit rendre son avis, jeudi 25 janvier, sur la très controversée loi immigration. Les Sages pourraient rejeter des dizaines de mesures de ce texte défendu par la majorité et adopté grâce au soutien de la droite et de l’extrême droite, qui ont largement contribué à durcir le projet de loi initial.
Selon les spécialistes du droit constitutionnel, la censure d’une partie du texte ne fait guère de doute. De l’aveu même du gouvernement, certains articles enfreignent la loi fondamentale. « Des mesures sont manifestement et clairement contraires à la Constitution », avait reconnu le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, lors du vote à l’Assemblée nationale le 19 décembre.
Le président de la République, Emmanuel Macron, qui a lui-même saisi le Conseil, a récemment envisagé, lors de sa conférence de presse du 16 janvier, que le texte soit « corrigé de ses censures éventuelles ».
Par ailleurs, trois autres saisines ont été déposées par la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, et par des sénateurs et députés de gauche, qui contestent la constitutionnalité de plusieurs aspects du texte et dénoncent la présence de cavaliers législatifs, c’est-à-dire de dispositions n’ayant pas de rapport avec l’objet de la loi.
Les cavaliers législatifs
Avant même d’en évaluer la constitutionnalité, les Sages vont donc expurger le texte de ses intrus – des dispositions qui n’ont pas de rapport, d’un point de vue juridique, avec une loi visant « à « contrôler l’immigration » et à « améliorer l’intégration » des étrangers en France. Sur les 86 articles, une trentaine ont été signalés comme tels par des députés et sénateurs de gauche.
« L’article 45 de la Constitution exige que lorsqu’on amende un projet de loi ou une proposition de loi, il faut que ses amendements soient en lien avec l’objet de la loi.
Par exemple, est-ce que demander une caution aux étudiants étrangers non communautaires permet de mieux contrôler l’immigration et favorise l’intégration ? », interroge Thibaud Mulier, professeur en droit public à l’université Paris-Nanterre.
Les Sages seront notamment amenés à se pencher sur la pertinence de la création d’un fichier des mineurs non accompagnés délinquants (article 39), la fin de l’automaticité du droit du sol (article 25) ou encore le durcissement des conditions d’accès à la nationalité (article 26).
« L’acquisition de la nationalité n’est pas en lien direct avec la question migratoire mais relève du droit civil », estime Samy Benzina, professeur à l’université de Poitiers et spécialiste du Conseil constitutionnel.
« Ce qui veut dire que le Conseil n’examinera pas ces dispositions sur le fond. Autrement dit, il ne va pas déterminer si le législateur pouvait constitutionnellement créer une déchéance de nationalité pour les homicides commis contre des dépositaires de l’autorité publique. Il va simplement estimer que cette disposition est sans lien avec le projet. »
Selon les experts interrogés par France 24, la loi immigration pourrait payer devant les Sages son parcours législatif chaotique, achevé en commission mixte paritaire, où l’essentiel des amendements ont été faits.
« C’est ce que l’on appelle la règle de l’entonnoir en procédure législative : plus on avance dans la procédure et plus les amendements ne doivent concerner que des dispositions qui ont déjà été discutées par les parlementaires. Un nouvel article ajouté en commission mixte paritaire est donc susceptible d’être considéré comme un cavalier et ce, pour éviter les abus en fin d’examen », précise Samy Benzina.
Des mesures contraires à la Constitution
Après avoir nettoyé le texte de ses cavaliers législatifs, les Sages vont ensuite pouvoir procéder à l’examen sur le fond des différents articles. Selon les griefs de la gauche mais aussi de la présidente de l’Assemblée nationale, certaines mesures de la loi portent atteinte au respect de la vie privée, au droit à mener une vie de famille normale ou encore au principe d’égalité, garantis par la Constitution.
« Une atteinte aux droits et aux libertés est possible mais le juge, et le Conseil constitutionnel en particulier, exige qu’elle soit justifiée, adaptée et nécessaire. En somme, il faut que cette atteinte soit proportionnée à l’objectif poursuivi par la loi », résume Thibaud Mulier.
Parmi les articles susceptibles de porter une « atteinte disproportionnée aux droits des étrangers », Samy Benzina pointe l’article 3 sur le regroupement familial, qui fait passer l’âge requis pour les conjoints de 18 à 21 ans.
« L’argument du législateur est de dire qu’il s’agit d’éviter les mariages arrangés mais le Conseil constitutionnel risque de censurer cette disposition car le critère choisi n’a pas de base rationnelle et objective. Pourquoi 21 ans ? Cela semble être un choix arbitraire », estime l’expert en droit public. « En revanche, l’allongement de six mois de la durée de résidence avant de pouvoir bénéficier du mécanisme [du regroupement familial, NDLR] ne devrait pas être considéré comme portant une atteinte disproportionnée » aux droits des étrangers.
Autre article sur la sellette, celui exigeant une caution pour les étudiants étrangers. « Le problème est double ici. Tout d’abord, la disposition est trop imprécise : on ignore le montant de la caution, ni comment elle va être collectée, etc…
Ensuite, il y a une interrogation sur un problème plus classique qui est celui de la rupture d’égalité », explique Thibaud Mulier.
Enfin, parmi les décisions les plus attendues du Conseil constitutionnel figurent celles concernant l’article 19, considéré par certains observateurs comme une forme de préférence nationale, concept phare du Rassemblement national, popularisé par le Front national de Jean-Marie Le Pen. Il introduit le conditionnement de certaines aides sociales au fait de travailler ou à une durée minimale de résidence ou d’affiliation.
« Il s’agit ici de limiter l’accès aux prestations sociales non contributives, comme l’aide personnalisée au logement (APL), aux personnes qui ont cinq ans de résidence ou aux personnes qui travaillent.
Cela pose un vrai un problème au niveau du principe d’égalité puisque ces aides ne sont pas liées au fait d’avoir contribué par son travail. Mais le Conseil constitutionnel pourrait aussi considérer qu’en tout état de cause, on ne peut pas conditionner à une durée de résidence le versement de ces prestations. Ce serait une solution plus ambitieuse mais aussi plus risquée politiquement », analyse Samy Benzina.
Le cas particulier de l’article 1
L’article 1 pose un autre type de problème au regard du droit constitutionnel. Ce dernier impose au Parlement un débat sur les orientations de la politique migratoire et la fixation de quotas d’entrée dans l’Hexagone.
« Est-ce que le législateur ne fait pas, ici, une injonction au gouvernement alors que c’est bien l’exécutif qui détermine et conduit la politique de la nation, selon l’article 20 de la Constitution ?
Certains vont dire que c’est possible, notamment au regard de l’ancienne jurisprudence du Conseil constitutionnel. D’autres assurent que fixer un quota migratoire ne relève pas du rôle du législateur mais du pouvoir réglementaire », précise Thibaud Mullier, selon qui la décision des Sages reste difficile à anticiper.
De son côté, Samy Benzina prédit une censure « quasiment certaine » de l’article 1.
« Le législateur ne peut pas imposer un débat annuel au Parlement pour une raison très simple : le Parlement et le gouvernement disposent tous deux d’une liberté en matière d’ordre du jour qui régit le fonctionnement des assemblées. La loi viendrait ici empiéter sur ce fonctionnement qui est inscrit au niveau constitutionnel. »
Vers une censure partielle ou totale ?
Dans leur décision de jeudi, les Sages ont la possibilité de censurer certains articles ou alors l’ensemble du texte. Cette dernière hypothèse semble toutefois la moins probable, selon les experts interrogés par France 24.
« Il y a deux raisons possibles : soit il y a eu une atteinte à un principe procédural dans l’adoption de la loi ou à un principe de séparation des pouvoirs, soit l’inconstitutionnalité est tellement importante quantitativement qu’elle irradierait l’ensemble du texte », explique Thibaud Mulier. « Le plus probable, c’est d’arriver à une censure partielle du texte avec des réserves d’interprétation, c’est-à-dire que certaines dispositions ne seront pas déclarées conformes à la Constitution.
Le président de la République pourra donc promulguer la loi mais amputée de ces dispositions. »
« Sur les 86 articles, 44 sont contestés. Or, le Conseil constitutionnel va contrôler uniquement ces derniers tandis que le reste du texte ne sera sans doute pas examiné. Donc, si censure il y a, ce qui est probable, elle sera nécessairement partielle. La question qui se pose est celle de l’ampleur de cette censure », affirme Samy Benzina.
Reste que prévoir les décisions du Conseil constitutionnel est une discipline que même les experts en droit public les plus chevronnés pratiquent avec la plus grande des précautions, conclut Thibaud Mulier. « Le Conseil constitutionnel a parfois sa raison que la raison ignore. »
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