Au premier abord, « Les Lueurs d’Aden » raconte l’histoire d’un avortement au Yémen, mais on comprend vite qu’il s’agit bien de beaucoup plus que cela. Le réalisateur yéménite Amr Gamal vit et travaille à Aden et il nous fait aussi bien traverser les rues de cette ville portuaire que les couches d’une société en pleine déliquescence. Sans oublier le tremblement intérieur d’un pays secoué par une guerre civile qui fait vaciller autant les hommes et les femmes que leurs valeurs religieuses, politiques et humaines.
« Tu as vu le prix des légumes ? » Regarder un film tourné au Yémen est une occasion rare où chaque détail étonne et éblouit. Dans Les Lueurs d’Aden, les images de cette ville portuaire surprennent par leur innocence, leur côté inédit, leur volonté de faire histoire.
Avant d’explorer les intérieurs des personnages, la caméra nous plonge dans la vie quotidienne des habitants, transformant des scènes banales en évènements : entrer dans une boutique ou une pharmacie, croiser un marchand ambulant, acheter un manuel scolaire dans une librairie ou des pommes de terre sur le marché, saluer la grand-mère sur le balcon ou retirer de l’argent dans un distributeur automatique sous l’œil d’un agent de sécurité armé d’une mitraillette.
Parfois, nous sommes face à une vue panoramique de la ville et des montagnes qui l’entourent, comme si les images captées pouvaient protéger les bâtiments et ses habitants contre les futurs désastres de la guerre civile.
Le Yémen, un pays ravagé par la guerre
Dans les médias, le Yémen est surtout connu pour être un pays ravagé par la guerre depuis 2014, avec des centaines de milliers de morts, des millions de déplacés et une des pires crises humanitaires du monde. À la fois très loin de tout cela et au milieu de tout cela, Amr Gamal nous amène dans sa ville Aden, pour suivre l’histoire d’Ahmed (Khaled Hamdan) et Isra’a (Abeer Mohammed).
Un couple marié et heureux, visiblement ouvert et tolérant, éduquant ses trois enfants avec amour et respect. Or, le pays est secoué par les troubles politiques, la société va mal, dans la ville règne de plus en plus le chaos et toute la population semble sombrer dans la pauvreté.
Ahmed aussi a perdu son travail de journaliste de télévision à la chaîne Aden TV, fermée par les autorités.
En tant que chauffeur d’un taxi collectif, il essaie de garder la tête hors de l’eau, mais il y arrive de moins en moins. Déjà, ils ne peuvent plus payer le loyer et les frais de scolarité de leurs enfants quand Isra’a annonce à Ahmed d’être enceinte, malgré le recours à la contraception.
Mise sous pression par son mari, elle accepte d’avorter, rassurée par une vidéo sur les réseaux sociaux où un imam explique que le Coran tolère l’avortement jusqu’au 120e jour. Mais où, dans un pays où l’avortement est strictement interdit ? S’ensuit alors un parcours du combattant où les différentes visions de la vie et les multiples interprétations du Coran vont s’affronter.
Où les convictions politiques et religieuses de chacun seront confrontées à une réalité où la vie n’a plus de place.
Aden, la ville du réalisateur Amr Gamal
Inspiré par une histoire vécue à Aden par la femme d’un ami, Amr Gamal, 40 ans, fait cohabiter dans le film l’histoire de la ville qui respire encore la fierté d’avoir chassé les colons britanniques dans les années 1960, mais aussi l’époque socialiste où elle est devenue, jusqu’à 1990, une ville pionnière dans le domaine culturel et artistique, avant la réunification violente entre le Sud et le Nord, l’arrivée de la vague islamiste et une guerre civile qui ne finit plus…
En ce qui concerne la direction d’acteurs, le mot d’ordre du réalisateur était manifestement : être et ne pas paraître. Le jeu est minimaliste, pourtant, à l’écran, les effets documentaires de cette confiance en la pureté et la simplicité sont impressionnants. C’est l’héritage théâtral d’un réalisateur qui doit tout au spectacle vivant.
Dans un pays où il n’y avait plus de salles de théâtre, ce diplômé des technologies de l’information a commencé en faire, jusqu’à transformer un vieux cinéma à Aden en salle de spectacle pour sa propre troupe. Avec le même collectif, il a commencé à tourner des films pour la télévision.
C’est ainsi qu’il est venu au cinéma dans un pays sans industrie cinématographique, avec une dizaine de salles projetant surtout des films américains et indiens, mais aussi égyptiens et russes.
En 2018, son premier film, 10 Days Before the Wedding, a été le premier long métrage yéménite projeté au Yémen depuis 40 ans et même présenté aux Oscars. Pour le montrer aux habitants d’Aden, il a fait construire des écrans en bois de six mètres sur quatre installés dans des salles de mariage. 70 000 visiteurs sont venus pour voir un bout de leur ville et des acteurs locaux sur grand écran.
Dans Les Lueurs d’Aden, chaque plan du film reflète ce passé théâtral.
Chaque scène se déroule dans un cadre précis, rattaché à un lieu emblématique pour les personnages du film. Le grand marché rend visible la perte du pouvoir d’achat de la famille ; la cuisine se transforme en fabrique des réalités où le transistor diffuse les mauvaises nouvelles devant un frigo vide ; au salon, la réunion de famille se transforme en manifestation de l’ordre nouvel d’une société en guerre ; à l’hôpital, le tapis de prière et les pots-de-vin sont omniprésents et cohabitent ; dans le taxi collectif, les différentes couleurs de peau et les habits des passagers symbolisent le brassage culturel d’une ville jadis stratégique entre l’Inde et l’Europe, bâtie sur l’échange de civilisations.
C’est ainsi qu’Amr Gamal souhaite rendre hommage aux Lueurs d’Aden défiant les catastrophes et le malheur.
C’est ça le message universel de cette histoire yéménite. Produit par le Yémen, le Soudan et l’Arabie saoudite, le film a été sélectionné à la Berlinale en Allemagne, décroché le Grand prix au Festival de Chicago aux États-Unis et le prix du Meilleur réalisateur au Festival de Valencia en Espagne.
rfi