Dans « Regards d’Afrique », programme précieux et très couru du Festival international du court métrage à Clermont-Ferrand, le réalisateur Isaya Evans nous emmène dans son pays, le Kenya. Deux jeunes étudiantes souhaitent gagner un peu d’argent comme serveuses. Mais, une fois arrivées à « La Villa Grogan », les fantômes du passé colonial ressurgissent.
Racontée de façon très cérémonieuse, mais aussi cynique que cruelle, l’histoire montre la persistance de la terreur coloniale sous forme d’un film d’horreur poétique, à travers la beauté, une robe de conte de fées et un repas gastronomique. Entretien.
RFI : Pourquoi votre film commence-t-il avec une ancienne photo en noir et blanc ?
Isaya Evans : Sur cette photo, on voit comment était le Kenya pendant le colonialisme, avec des animaux tués, des Kényans maltraités… Je voulais vraiment que les gens voient ça. La photo est en noir et blanc parce qu’à l’époque, on n’avait pas de photos en couleur. Donc, c’est pour aider le public à se transporter dans le passé.
Après cette photo de l’époque coloniale, votre caméra nous plonge dans l’époque d’aujourd’hui. L’histoire se passe au milieu d’une très belle nature. Puis, Joy et Susan arrivent dans un ancien pavillon de chasse, la Villa Grogan. Les deux étudiantes sont venues pour une offre d’emploi. Que vont-elles découvrir dans cette maison ?
Les environs de la maison sont très beaux, comme dans le Kenya d’aujourd’hui. C’est magnifique à l’extérieur, on a envie d’y être. Puis, nous sommes transportés dans le colonialisme. La maison devient de plus en plus sombre, afin que les spectateurs puissent faire l’expérience du Kenya à l’époque du colonialisme.
Aujourd’hui, les Kényans, dans leur vie quotidienne, sont-ils confrontés à l’histoire coloniale ?
Actuellement, les gens ne sont pas confrontés à l’histoire coloniale, parce que les gens sont passés à autre chose. Les gens vont bien, mais il y a encore des souvenirs, des résidus du colonialisme.
Cela signifie que des choses réalisées pendant le colonialisme, par exemple des lois, des structures, des réseaux, sont toujours d’actualités. Par exemple, il y a des rues au Kenya qui sont privées et auxquelles on ne peut pas y accéder en tant que Kényan « normal ». C’était comme ça aussi pendant le colonialisme.
Donc, des vestiges du colonialisme sont toujours là, mais les gens n’en sont pas très conscients. Pour cela nous parlons à nouveau de ce sujet.
Un personnage très spécial du film est Madame Bird. Quelle est la fonction de cette servante blanche qui semble faire partie des meubles de cette maison hantée ?
Madame Bird représente les fantômes du colonialisme au Kenya. Le Kenya a été colonisé par les Britanniques, un peuple caucasien, donc il fallait qu’il y ait un personnage caucasien pour nous transporter dans l’histoire. Madame Bird ressemble à une servante, à quelqu’un qui rend service aux gens.
Et à l’époque coloniale, les Britanniques aussi sont venus à « rendre service » aux Kényans en tant que missionnaires. Pour cela, nous avons pensé qu’il était pertinent de représenter cela par une servante.
Le Kenya était une colonie britannique jusqu’à 1963. Y a-t-il aujourd’hui des discussions entre les Kényans et les Britanniques sur l’histoire coloniale ?
Il n’y a pas de discussion aujourd’hui sur cette histoire coloniale entre le Kenya et les Britanniques, parce que cette histoire est depuis longtemps « oubliée ». Mais nous devons vraiment en discuter, parce que même dans certaines régions où la colonisation a eu lieu, par exemple dans la ville Kericho, dans la vallée du Rift, des terres n’ont toujours pas été restituées aux Kényans qui étaient propriétaires avant la colonisation.
Ce sont toujours les anciens colonisateurs qui possèdent aujourd’hui ces terres. Alors, avons-nous vraiment obtenu notre indépendance ?
Quelle était la réaction au Kenya concernant votre film ?
Nous n’avons pas encore projeté Grogan’s Lodge (La Villa Grogan) au Kenya, mais les quelques Kényans qui ont vu le film, par exemple ceux qui nous ont soutenus pour venir au festival de Clermont, ils ont tous dit : « Oh, nous n’avons pas pensé à ça avant. Ce film est une bonne occasion pour lancer une discussion. »
rfi