« Quand la machine du sommeil déraille, tout déraille parce que c’est la base de la récupération. Il y a un déséquilibre au niveau du sommeil, on se met à cogiter, on met du temps à s’endormir et on a des réveils nocturnes. » Sa carrière de biathlète a beau être dans le rétroviseur, Marie-Laure Brunet n’oublie pas les premiers signes d’une fatigue mentale.
En 2014, alors qu’elle était encore sur les skis avec une carabine dans le dos, la biathlète tricolore, 25 ans à l’époque, a été victime d’un burn-out en plein relais des Jeux olympiques de Sotchi, et a été dans l’obligation d’abandonner, à bout de force, pour ce qui reste la dernière course de sa carrière.
“Je sentais que j’étais irritée, plus agacée, avec une tendance à me replier sur moi. Je suis plutôt une personne joyeuse et je pense qu’il y a une forme de perte de joie. Quand je montais les escaliers, j’avais mal aux jambes. Donc c’est compliqué quand on fait des courses tous les deux jours”, explique-t-elle auprès de RMC Sport.
Il y a dix ans, aborder le sujet de la santé mentale des biathlètes n’était pas forcément en première ligne. Depuis plusieurs mois, la multiplication des pauses plus ou moins longues décidées par des athlètes rappelle l’importance du sujet, mais aussi la difficulté de la discipline. Car si le biathlon est une alliance entre le ski et le tir, l’exercice face aux cibles demeure l’étape clé pour réussir une course, peu importe le format (sprint, poursuite, individuel, mass-start ou relais).
“Il suffit de voir la tête que font les athlètes après leur tir.
Ça va tout de suite conditionner leur joie ou leur malheur. On peut les voir dans des joies intenses parce qu’ils ont fait un tir incroyable, ils se sont libérés, ils ont tiré à 5 sur 5, ils ont tiré la première balle avant leurs collègues et ils ont mis la pression. En plus, l’autre est en train de lâcher la balle, psychologiquement tu en sors heureux, comme si tu te sentais extrêmement fort et rempli de dopamine”, confie Clément Jacquelin, champion du monde juniors en 2009 et grand frère d’Émilien, actuellement sur le circuit de la Coupe du monde.
À l’inverse, si un face à face avec les cibles ne se passe pas bien et que toutes les palettes ne basculent pas, tout peut aller très vite.
“Ça peut être une remise en question générale, pas forcément de la manière dont on a tiré, mais de qui on est. Parce qu’il suffit que le concurrent à côté réussisse à mettre les balles, de suite il y aura un jeu qui va s’installer. Ça s’accentue au fur et à mesure que l’on est compétiteur. On aura tendance à dire que celui qui a réussi a eu une force psychologique supplémentaire par rapport à celui qui a échoué.”
D’où l’importance de rester dans sa bulle et de garder sa ligne de conduite, peu importe le scénario de la course.
Une donnée appréhendée différemment en fonction de la personnalité des athlètes, qui “ont une vision de la vie pouvant être différente l’un par rapport à l’autre”, assure Clément Jacquelin. En biathlon, réussir un 5 sur 5 face aux cibles provoque forcément des émotions. Alors quand une balle est ratée, on tombe vite dans le négatif.
“Les athlètes qui tirent à 5 sur 5, à 1 sur 5 ou 0 sur 5 sans émotion sont rares.
Faire un sans faute, c’est comme si ça devait être le résultat normal à atteindre. Selon les nations, le 10 sur 10 ou le 20 sur 20 sont perçus différemment”, abonde l’ancien biathlète. Pour les nations ‘mineures’, le 20 sur 20 peut être perçu comme une grande réussite et une explosion de joie lorsque la tâche est accomplie. Pour les équipes dominantes en Coupe du monde, notamment la France, la Norvège, l’Allemagne ou la Suède, le sans faute doit être la norme.
De super-héros à super zéro
Alors quand les balles ne rentrent pas, tout fuse. Le biathlète se pose des questions, cogite. “Lorsqu’on répète toujours le même geste, on peut très vite tomber en lassitude, parce que répéter, répéter, répéter, ça a un impact sur le corps et sur le mental aussi”, poursuit Clément Jacquelin. Aujourd’hui plus que jamais, les biathlètes doivent aussi affronter la dure réalité des réseaux sociaux, avec des critiques de plus en plus véhémentes.
Certains trouvent la solution pour passer au-dessus de tout ça, d’autres non. Et le biathlon n’est plus le centre des préoccupations, même si les jambes répondent présent.
Pour l’ancien biathlète, “si dans sa tête, quelqu’un n’a pas envie ou qu’il est fatigué, il ne va absolument pas être en mesure de pouvoir commander son corps, pousser, être focalisé derrière la carabine et se dépasser sur un centimètre.” Ce qui pousse certains à dire stop. Cette saison, la Française Chloé Chevalier a décidé de s’éloigner “quelque temps” du biathlon.
L’an dernier, Émilien Jacquelin avait également mis un terme à sa saison prématurément, après les Mondiaux en février, évoquant un “réservoir vide”.
“Émilien est dans sa personnalité imaginative.
C’est ce qui l’a fait connaître au grand public et c’est ce qui l’a amené à avoir ses victoires. C’est dans sa manière de créer quelque chose d’inattendu, rappelle son frère. Personne n’était en capacité d’attendre, en tout cas, de créer de l’inattendu là où on pensait que tout était déjà écrit.”
L’épuisement mental a poussé certains athlètes à commettre l’irréparable, comme le Suisse Simon Hallenbarter (43 ans), aligné aux JO 2006, 2010 et 2014, qui s’est donné la mort en octobre 2022. Quelques années auparavant, l’Allemande Julia Pieper s’était tirée une balle dans la tête avec son arme, à seulement 19 ans.
Un travail à plusieurs têtes
Au fil des années, la santé mentale des biathlètes est de plus en plus au cœur du circuit. Ambassadeur des athlètes de l’IBU (International Biathlon Union) pour le développement durable, le biathlète franco-britannique Jacques Jefferies a réalisé une enquête sur le bien-être émotionnel et mental des athlètes dans un environnement de compétition avant le début de la saison 2023-2024. Et les résultats sont édifiants.
Sur les 169 personnes interrogées – la majorité étant des athlètes professionnels – 70% d’entre eux ont déclaré avoir déjà été confrontés à des problèmes de santé mentale. Autre donnée inquiétante, 95% ont l’impression de ne pas en savoir beaucoup sur la santé mentale.
“Depuis cet automne, je sens qu’il y a un sujet sur l’épuisement mental.
On l’appelle comme on veut, mais cette charge mentale est liée à la pratique du sport de haut niveau et au côté extra-sportif”, rappelle Marie-Laure Brunet. Afin de mieux appréhender la question de la santé mentale, l’IBU a monté une cellule intégrité pour permettre d’avancer sur le sujet. La Fédération internationale propose beaucoup de webinaires, certains à destination des athlètes, d’autres pour les entraîneurs.
“C’est important de faire de la prévention, que les athlètes disent les choses telles qu’elles sont », clame l’ancienne championne.
« Mon tort, c’est de ne pas avoir su exprimer clairement ce que je vivais. Le sport de haut niveau, c’est quelque chose qui est très exigeant. Ça demande beaucoup d’engagement. Je ne parlerais pas de sacrifice parce que je ne le vois pas comme ça, mais peut-être pour certains, ça l’est.”
Désormais accompagnatrice mentale – et non préparatrice – auprès d’une vingtaine d’athlètes, sports d’été et hiver confondus, Marie-Laure Brunet estime que chacun doit trouver “un équilibre dans les différentes facettes de sa vie” pour éviter “une forme de surcharge mentale”.
“La nature humaine est complexe, la psyché humaine est complexe.
Quant à l’accompagnement mental, je ne peux pas traiter tous les points. En étant complémentaire avec d’autres thérapeutes, on va pouvoir amener l’individu à déposer quelques valises qui, parfois, peuvent faire de l’ombre à la personne elle-même mais aussi à l’athlète”, développe-t-elle.
“Pendant trop d’années, on n’a pas intégré la santé mentale à la performance et à l’équilibre de l’athlète. Quelque part, c’est une défaillance dans un système, mais qui, à mon avis, est amenée à bouger parce que les staffs se renouvellent et les nouveaux entraîneurs sont beaucoup plus sensibilisés à ces notions-là.”
Être méthodique et analytique
Tout dépend aussi de la méthode de chaque nation pour trouver des solutions. Les biathlètes doivent être méthodiques et analytiques, deux personnalités qui se développent au cours d’une carrière. Clément Jacquelin en détaille les rouages: “ça veut dire appliquer des protocoles d’installation, de visée, de détente, d’être dans la méthode, travailler la méthode, donc répéter des gestes, des gammes, sans cesse.
Il faut être analytique, dans le sens où on doit très vite comprendre pourquoi la balle est dedans, et pourquoi elle n’est pas dedans. Est-ce qu’elle n’a pas été dedans parce qu’il y a eu du vent? Parce que j’ai eu un coup d’épaule? Parce que sur la détente, j’ai eu une pression trop importante?”
Sur cet aspect-là, la méthode française diffère de celle de ces concurrents.
Si dans l’Hexagone, on est très respectueux des schémas qui ont toujours existé, notamment au niveau du tir, les autres nations n’hésitent pas à favoriser l’arrivée de coachs étrangers pour franchir l’étape supérieure pour ne pas rester cloisonnées. À l’image de la Norvège, qui est entraînée par le Français Siegfried Mazet depuis huit ans.
“Il est arrivé dans une équipe où il y avait des skieurs qui tiraient et non pas des biathlètes », explique-t-il.
« Et au lieu de leur apporter une méthode et de leur imposer un schéma, une manière de tirer, il a su les accompagner avec leurs différences. Et aujourd’hui, Johannes Boe n’a pas du tout la même position derrière la carabine que Johannes Dale, Vetle Christiansen ou Tarjei Boe, qui arrive sur le pas de tir sur une inspiration, là où en France, on nous a toujours appris qu’il fallait arriver sur une expiration.”
Un travail salué par Clément Jacquelin, qui donne raison aux Norvégiens. Si la France a connu le succès avec Martin Fourcade (7 Gros Globes), le glouton Johannes Boe (4 Gros Globes) marche sur ses traces, bien suivis par ses coéquipiers, qui trustent les six premières places du classement général chez les hommes cette saison (le premier Français, Émilien Jacquelin, est 15e). “L’équipe est ultra compétitive. Il y a énormément de compétition en interne, mais j’ai l’impression de voir uniquement des athlètes heureux sur la piste, mais surtout en dehors. Je pense que dans l’équilibre, ces athlètes sont bien dans leurs baskets”, avoue l’ancien biathlète, qui garde à l’esprit qu’un athlète heureux et disponible mentalement aura tendance à faire une meilleure compétition “parce qu’il arrivera à connecter beaucoup plus de choses avec son corps, à être dans le positif et faire des démarches qui lui sont naturelles et propres.”
Un « accompagnement global et systémique »
Travailler sur l’aspect mental, c’est aussi au bon vouloir des biathlètes, puisqu’il est rare de voir un préparateur ou un accompagnateur mental au sein d’une équipe. Depuis trois saisons complètes, Marie-Laure Brunet travaille notamment avec Julia Simon, vainqueure du Gros globe de cristal l’an dernier.
“Parfois, Julia me dit: ‘j’ai l’impression que je répète les mêmes choses’. Je réponds: ‘oui, mais c’est peut-être de ça dont tu as besoin’ », explique-t-elle.
« Selon les athlètes et les besoins, le contenu est vraiment différent. Je pense que ça a beaucoup apporté à Julia, pour mieux se connaître. Et avec l’année qu’elle vient de passer, à trouver de la sérénité et une forme d’équilibre.” Au cours de ces échanges, l’ancienne biathlète essaie de faire en sorte que les athlètes qu’elle accompagne soient autonomes et que chacun trouve seul les réponses à leurs questions. Marie-Laure Brunet leur donne seulement la main, en faisant un “accompagnement global et systémique”, basé sur des questions ouvertes, à laquelle les athlètes doivent trouver les réponses pour faire “émerger les ressources” et faire “le bilan de leurs compétences”.
Le couteau sous la gorge
Il ne faut pas oublier que les biathlètes restent des êtres humains, avec leurs forces et leurs faiblesses. Si un travail est fait pour préserver la santé mentale des athlètes, Clément Jacquelin pointe du doigt la dure réalité du sport de haut niveau. “Si on te demande si tu veux arrêter, tu dois penser que tu n’as pas la sécurité sociale, tu ne touches pas au chômage, tu ne vas rien toucher. Si tu décides d’arrêter, tu n’auras même pas de contrat sportif, même si certains en négocient pour plusieurs années. Le biathlète est enfermé avec ce système. Il est obligé de continuer et de suivre ce qu’on lui dit, sinon on peut vite être sur le banc de touche.”
Mais l’ancien champion du monde préfère terminer avec le sourire et un brin de philosophie. “Construire un biathlète qui est lui-même, entier et heureux, ça demande à travailler toutes les sphères de la personnalité. De par le biathlon, la tête se connaît mieux elle-même. C’est beau parce qu’on construit une personne.”