À la recherche d’un pays avec vue, avec l’Algérien Salah Badis

Journaliste, traducteur, écrivain, l’Algérois Salah Badis livre avec Des choses qui arrivent un premier recueil de nouvelles, subtil et impressionniste. Traduit de l’arabe, le volume brosse dans un langage poétique et un sens consommé de détails, le portrait d’une société algérienne sclérosée, peuplée d’hommes et de femmes confrontés aux contradictions de leur pays. Le recueil est publié dans la nouvelle collection « Khamsa » dédiée aux fictions arabophones du Maghreb.

« J’écris pour compenser des choses et pour que mes amis m’aiment plus. Et qu’ils me pardonnent peut-être aussi. »Ainsi parle Salah Badis, jeune écrivain arabophone d’Algérie. Traducteur de Joseph Andras et d’Éric Vuillard, ce trentenaire s’est fait connaître en 2016 en publiant un recueil de poésies très remarqué. La critique avait souligné à l’époque son écriture atypique et sa sensibilité éminemment moderniste.

Le titre de son recueil, plutôt insolite, La mélancolie des paquebots, lui aurait été inspiré par un certain Gustave Flaubert.

« En arabe, c’est « kharaj-al-bawakhir », explique Salah Badis. En français, c’est la « lassitude des paquebots ». Et ça vient de Flaubert. C’est un petit détournement d’une phrase de Flaubert dans L’Éducation sentimentale. Apparemment, au XIXe siècle, on disait pour quelqu’un qui voyageait beaucoup, que tel monsieur a connu la « mélancolie des paquebots ». Les paquebots prenaient beaucoup de temps pour voyager dans la mer.

Moi, en voyant les paquebots qui encerclaient le port d’Alger, j’imaginais leur lassitude. »

Le nouvel ouvrage que l’écrivain a fait paraître récemment en traduction française vient confirmer sa réputation de prosateur moderniste. Paru dans la collection « Khamsa » lancée par un collectif d’éditeurs français et algérien, Des choses qui arrivent est un recueil de nouvelles.

Composé de neuf textes liés par leur unité de lieu et de temps, soit l’Algérie des années 1980 jusqu’à la fin de la décennie 2010, le volume témoigne de la maturité narrative de son jeune auteur, qui donne à voir, à travers les heurs et malheurs de ses personnages, une société bloquée et, en même temps, des échappées, des lignes de fuite dans le blocage ouvrant le monde « sur le bonheur potentiel de ses journées », comme le dit un de ses protagonistes.

Kahina, Amin, Maria et les autres
Les nouvelles de Salah Badis racontent des tranches de vie, heureuses, douloureuses, voire parfois dramatiques. Ils et elles s’appellent Kahina, Amin, Maria, Imen, Majdid, Madame Djouzi, Selma… Ce sont des hommes et des femmes ordinaires, au regard triste, pris en tenaille entre le quotidien et les dynamiques lourdes de leur société en construction, où perdurent encore les souvenirs de la domination étrangère.

Le mal-être des protagonistes de Badis est symbolisé par leurs quêtes irréalisables et leurs pulsions brutales.

Selma rêve d’un balcon avec vue, « comme des jardins suspendus ». En butte aux contraintes sociales et professionnelles insupportables, Nisrine, au sortir d’une soirée trop arrosée, tente de gravir la grille métallique pour se jeter du haut de l’immeuble-pont qu’elle a repéré dans la nuit algéroise, qui refuse d’être adulte.

Le désir n’est pas loin, ni l’Histoire, ainsi qu’on le constate dans le récit d’un éditeur descendant au pas de courses un escalier en colimaçon, pour fuir les ninjas lâchés par le pouvoir harcelé par les terroristes. « Dans le noir, j’aurais voulu qu’un tremblement de terre frappe l’immeuble et que l’escalier s’effondre sous moi… », s’entend dire le protagoniste.

Il n’y a pas vraiment d’intrigues dans la poignée de textes que regroupe le recueil de nouvelles de Salah Badis, il y a seulement des ambiances.

Des ambiances lourdes de malaises et d’interrogations. Les récits ici sont construits autour des micro-événements tels que des rencontres imprévues, des filles qui se prennent en photo devant le bleu de la mer, une location qui se termine abruptement. Ils ont pour cadre une grande ville, Alger plus précisément.

« Alger et ses banlieues, précise l’auteur.

La vie des petites gens, des « vies minuscules », pour citer Pierre Michon, lecture très chère à mon cœur. C’était ça le but, celui de raconter des parcelles de vies. En même temps, c’est un exercice entre la prose et un peu la poésie, c’est un exercice sur un style qui m’intéresse, qui est la nouvelle. Je voulais raconter la ville et ses petites gens, mais comment ? Peut-être la réponse est ce livre-là… »

Une double tradition littéraire
Né en 1994, Salah Badis a grandi à Alger. Il appartient à la nouvelle génération d’écrivains algériens qui ont appris l’arabe à l’école et écrivent en arabe, sans oublier « la grande montagne francophone derrière eux », comme l’aime rappeler l’éditeur algérien Sofiane Hadjaj. Aussi, puisent-ils leur créativité dans la double tradition littéraire de leur pays, comme le raconte Salah Badis.

« La littérature moderne algérienne, elle est née peut-être dans les 1970, arabophone, alors que la littérature francophone est née dans les années 1950.

En même temps, il y a tout un héritage de la langue arabe, dialectale ou classique dans les poésies, dans les chansons, dans la culture populaire. Moi, quand je lis Assia Djebar ou quand je lis Kateb Yacine, je les lis en français. En même temps, je vois l’arabe dans leur langue. Moi aussi, j’écris l’arabe, avec le français dans ma tête. Ce travail entre deux rives m’intéresse beaucoup. »

Ainsi, c’est une œuvre entre deux rives que nous propose Salah Badis.

L’homme se définit comme « ouvrier de la langue », négociant constamment comme il aime à le rappeler entre « la langue austère » du journalisme qu’il pratique et la langue « généreuse » du littéraire qu’il est dans l’âme. Une générosité qui lui permet de saisir son monde avec empathie, à hauteur d’homme.

Il en a fait la marque de fabrique de ses récits algérois et autres récits à venir dont les personnages se déterminent autant par ce qu’ils sont et ce qu’ils font, que par le manque ou la chaleur que leurs voix véhiculent.

« Ce qui m’intéresse dans la voix de chaque personnage, c’est le ton et avant de retrouver le ton du narrateur, je ne peux pas commencer l’écriture, soutient Badis.

Moi, je ne fais pas de structure pour écrire des nouvelles. J’ai quelques détails dans ma tête et je ne connais pas la chute quand je commence l’écriture. Et avant de commencer l’écriture, il faut trouver le ton. Donc, il me faut quelque chose, il me faut une voix. Pour ça, souvent les nouvelles commencent par une action.

Au début, je pensais que je tenais ça des Américains, mais après j’ai trouvé que c’est aussi Kateb Yacine, parce que Nedjma commence avec une action. Quelqu’un qui fouille sa cellule, et après trois phrases, vous avez un dialogue directement.

C’est pour ça j’aimerais bien que mes nouvelles ou mes textes commencent avec un dialogue, avec une action et pas une description. »

Salah Badis, gribouillez ce nom quelque part dans votre tête ou sur le mur de votre bibliothèque. Vous en entendrez parler.

rfi

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