« J’ai grandi entre deux langues. » Avec La Voix des autres, la réalisatrice Fatima Kaci, née en 1992, en France, de parents algériens, nous plonge dans la réalité d’une interprète tunisienne vivant à Paris, en charge de traduire de façon « neutre » les récits des demandeurs d’asile lors de leur audition devant l’administration française. En compétition au Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand, son film de fin d’études de la Fémis épate par la clarté de l’enjeu insoluble : peut-on traduire la vie tragique d’une personne ?
RFI : La voix des autres, résumez-nous votre film en une phrase.
Fatima Kaci : C’est l’histoire d’une interprète renvoyée à ses propres fantômes.
C’est le récit d’une interprète tunisienne au service de l’administration qui traite les demandes d’asile en France. Combien de « documentaire » est dans cette fiction ?
Effectivement, c’est une fiction très documentée. J’ai construit ce personnage de l’interprète aussi à partir de témoignages d’interprètes professionnels travaillant aussi parfois dans ces institutions. L’enjeu, c’était de fictionnaliser ce personnage pour tenter de saisir au mieux la problématique de cette femme. Mais tous les interprètes vivent leur métier de manière très différente, donc ça reste un personnage de fiction et un point de vue qui est le mien sur cette réalité.
Dans votre film, plusieurs demandeurs d’asile défilent avec leurs histoires du Tchad, du Mali, du Soudan, de la Syrie… Quand on est la voix des autres, garde-t-on encore sa propre voix ?
Dans mon film, je ne donne pas la réponse. En tout cas, tout le parcours de cette femme nous montre que sa propre voix entre toujours en conflit avec les attentes des autres, à la fois les requérants, mais aussi l’institution, etc. Ce parcours émotionnel de cette interprète va nous montrer qu’être la voix des autres, c’est aussi une souffrance.
Le corps et la langue de Rim (magnifiquement interprétée par Amira Chebli), la traductrice, oscillent entre le français et l’arabe. Vous, en tant que réalisatrice, comment avez-vous « traduit » avec la réalisation, la mise en scène, la caméra, la lumière, ce va-et-vient entre deux langues ?
Moi, j’ai grandi entre deux langues. Donc, mon rapport à la traduction, et les enjeux liés à la traduction sont très présents dans ma vie intime à plein d’endroits. Pour moi, la question de la traduction est une question très complexe. Ce n’est pas juste de trouver les bons mots pour restituer au mieux la parole de l’autre. La traduction, c’est aussi parfois se sentir responsable vis-à-vis de l’autre. C’est aussi parfois subir la parole, avoir du pouvoir à travers la parole ou pas.
Enfin, c’est toutes ces choses que j’ai essayées de filmer et de saisir avec la mise en scène.
Par exemple, les scènes d’entretiens. La mise en scène dirige notre regard, surtout, elle nous donne à ressentir les non-dits, les silences et aussi la place des corps. Parce que, ce n’est pas que la voix de l’interprète qui permet à l’autre de tenir, d’exister lors de l’entretien. C’est aussi son corps, son regard. Cette femme interprète est comme un réceptacle.
Elle est à la fois un fantôme, parce qu’elle ne peut pas faire exister sa propre histoire, en même temps, elle est le réceptacle du monde extérieur qui résonne en elle.
Dans le film, l’administration donne à l’interprète une sorte de directive : Traduire n’est pas interpréter, n’est pas d’expliquer, mais de restituer simplement les mots, sans prendre parti, en restant « neutre ». Est-ce possible de rester neutre quand on a un besoin indispensable d’empathie pour pouvoir traduire ?
En tant que réalisatrice, mon rôle est aussi d’interpréter une réalité, c’est-à-dire de poser un regard, un point de vue. Le personnage de Rim vit le même enjeu. Elle est obligée d’avoir un point de vue sur ce qui se joue dans une discussion, même quand elle est censée « traduire ».
Par exemple, elle comprend que les questions posées sont des questions qui ne vont pas permettre à l’autre de s’exprimer et réellement exister. Oui, moi, je pense que traduire c’est forcément trahir quand on est interprète.
Rim n’est pas par hasard là où elle est en tant que traductrice. Elle est Tunisienne, mais elle a vécu aussi des choses difficiles en Syrie. En tant qu’interprète, elle est consciente des problèmes rencontrés par les demandeurs d’asile. Rim est aussi consciente que pour restituer ou transmettre la « vérité », il faut parfois « jouer ». Pour vous, y a-t-il un parallèle entre le cinéma et la procédure de demande d’asile ?
Oui, il y a un parallèle. Dans ce dispositif, dans cette procédure du récit, il y a une mise en scène, les questions sont prédéfinies. Le film essaie de montrer que les récits seront toujours formatés d’une certaine manière. Donc l’enjeu n’est pas de raconter la vraie histoire, mais de raconter une histoire audible pour une institution.
Il y a des cases prédéfinies. Mais on ne peut pas demander à un être humain de faire entrer son histoire dans une case. Cette tension génère énormément de souffrance de toute part, à la fois du côté de l’officier, du côté de la requérante et du côté de l’interprète.
Il y a un parallèle avec le cinéma, parce qu’il y a des enjeux de représentation attendue.
Donc, de construire un imaginaire autour du « bon » réfugié, celui qui serait légitime parce qu’il aurait vécu la persécution qu’on imagine. Rim se retrouve au cœur de cette machine alors que c’est cette machine-là qui lui a permis aussi d’être ici et de pouvoir travailler et de faire ce métier. C’est cette contradiction que j’avais envie d’explorer dans La voix des autres.
Vous avez un master en patrimoine cinématographique et vous avez travaillé dans votre mémoire sur Newsreel, un collectif de cinéastes américains indépendants qui ont travaillé sur la guerre en Vietnam, la décolonisation, les Black Panther. La Voix des autres, s’inscrit-il dans cette histoire du cinéma ?
Ce qui m’intéresse, c’est le rapport entre le politique et le cinéma. Qu’est-ce qui nous pousse à faire des films ? Quel usage peut-on faire d’un film en tant qu’outil aussi politique et comment trouve-t-on une forme ? Par rapport à cela, le collectif Newsreel est extrêmement intéressant puisque ce sont des films qui expérimentent aussi esthétiquement, qui cherchent à trouver la forme la plus radicale. Dans mon film, j’assume des temps très longs de silence, j’assume un certain rythme.
Il y a des partis pris formels qui peuvent faire peur.
Est-ce qu’un spectateur va tenir 30 minutes à écouter des gens ? Moi, je trouve que c’est aussi à travers cette exigence formelle qu’on arrive à ne pas tomber dans des discours hégémoniques, des discours dominants et à saisir des choses complexes, des propos politiques. Mon film pose aussi un regard sur une institution.
Le but n’était pas de faire un film manichéen, l’institution est horrible et les pauvres demandeurs d’asile et la pauvre interprète, etc. Mais de montrer comment des individus négocient dans un système. Ça, c’est beaucoup plus fort politiquement que de faire un film à discours.
Après ce court métrage, vous êtes en train de réaliser votre premier long métrage. Quel sera le thème ?
Je continue à réfléchir autour d’un parcours d’exil, le parcours d’une femme exilée. Ce sera un film un peu plus intime. Une histoire familiale.
rfi