Le « corridor de Philadelphie » est une zone tampon entre la bande de Gaza et l’Égypte. Ce couloir de 100 mètres de large et de 14 km de long pourrait représenter la seule voie de passage pour des centaines de milliers de Palestiniens en cas d’offensive majeure de l’armée israélienne à Rafah. Benjamin Netanyahu affirme depuis des semaines vouloir prendre le contrôle de ce couloir, une menace qui inquiète les autorités égyptiennes. Décryptage.
Malgré les mises en garde internationales contre une catastrophe humanitaire inéluctable à venir, le Premier ministre israélienne, Benjamin Netanyahu, semble déterminé à lancer une offensive terrestre sur Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, près de la frontière égyptienne.
Dans un discours à la télévision, il a déclaré, le 7 février, avoir ordonné à l’armée de « préparer » une telle opération contre cette ville, devenue un gigantesque campement surpeuplé où sont réfugiés, selon l’ONU, 1,4 million de Palestiniens. Des hommes, des femmes et des enfants ayant fui la guerre qui fait rage depuis quatre mois entre Israël et le Hamas.
Dimanche 11 février, sur la chaîne américaine ABC News, Benjamin Netanyahu a affirmé qu’Israël assurera « un passage sécurisé à la population civile pour qu’elle puisse quitter » Rafah, qualifié de « dernier bastion » du Hamas.
Sans toutefois dire où, très précisément, les Gazaouis pourraient se réfugier, il a mentionné des zones au nord de Rafah qui pourraient être utilisées comme zones sécurisées pour les civils.
C’est dans ce contexte que les regards se tournent à nouveau vers le « corridor de Philadelphie », une route tracée le long de la frontière de la bande de Gaza avec l’Égypte, depuis le littoral de la Méditerranée jusqu’au point situé en face du passage de Kerem Shalom.
Ce dernier est contrôlé par l’armée israélienne et est situé au point de rencontre frontalier entre Israël, l’Égypte et la bande de Gaza.
Craignant un afflux massif de réfugiés et ses éventuelles conséquences, l’Égypte a déployé, au cours des deux dernières semaines, une quarantaine de chars et de véhicules blindés de transport de troupes dans le nord-est du Sinaï. Selon deux sources sécuritaires égyptiennes interrogées par l’agence Reuters, ce déploiement fait partie d’une série de mesures visant à renforcer la sécurité à la frontière avec Gaza.
Un corridor stratégique au cœur des tensions
Baptisé ainsi suivant un nom de code donné par l’armée israélienne et connu aussi sous le nom de « corridor de Saladin », le « corridor de Philadelphie » est une zone tampon de 14 kilomètres de long et 100 mètres de large, mise en place conformément aux termes des accords de camp David signés par l’Égypte et Israël, en septembre 1978.
Son objectif : empêcher toute incursion armée, contrôler les déplacements des Palestiniens dans les deux sens, et le trafic d’armes entre le Sinaï égyptien et la bande de Gaza.
Délimitée par des clôtures barbelées, dont la hauteur varie entre deux et trois mètres, et des blocs de béton, le corridor était sous contrôle de l’État hébreu jusqu’au retrait unilatéral de l’armée israélienne de la bande de Gaza en 2005.
Dans le cadre de ce retrait décidé par le gouvernement d’Ariel Sharon, Israël et l’Égypte signent un accord, connu sous le nom d’Accord de Philadelphie, prévoyant le déploiement d’un contingent de 750 gardes-frontières égyptiens le long de la zone tampon (du côté égyptien).
Il s’agissait alors des premiers militaires égyptiens à patrouiller dans cette zone depuis la guerre de 1967, durant laquelle la bande de Gaza, alors administrée par l’Égypte, et la péninsule du Sinaï furent conquises par Israël. L’accord en question allait jusqu’à définir très précisément l’équipement du contingent égyptien, à savoir 8 hélicoptères, 30 blindés légers et 4 vedettes.
Leur mission consistait à surveiller le corridor du côté égyptien, soit la seule frontière de la bande de Gaza échappant au contrôle direct de l’armée israélienne, à lutter contre le terrorisme et à prévenir tout acte d’infiltration et de contrebande.
De l’autre côté du corridor, ce sont les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne qui prennent le relais des Israéliens, avant d’être chassées deux ans plus tard, en juin 2007, par le Hamas à la faveur de son coup de force contre le Fatah de Mahmoud Abbas.
En réaction, Israël décide d’imposer un blocus – terrestre, maritime et aérien – et un embargo sur le territoire désormais aux mains du mouvement islamiste.
Ces restrictions favorisent le développement d’un système de tunnels de contrebande, passant forcément sous le no man’s land entre Gaza et l’Égypte, permettant aux marchandises et aux personnes de franchir la frontière, et dont l’existence a été documentée par Israël dès 1983.
Depuis, alors que le terminal de Rafah contrôlé par l’Égypte et d’où transitent les personnes, les biens et l’aide humanitaire, n’a été ouvert depuis 2007 que par intermittence, Israël voit cette zone comme vitale pour le ravitaillement du Hamas.
En décembre 2007, la ministre israélienne des Affaires étrangères, Tzipi Livni, avait estimé que l’Égypte faisait un « piètre » travail pour tenter d’arrêter la contrebande d’armes sous le « corridor de Philadelphie ».
Déjà en 2009, au moment de l’opération « Plomb durci », des plans militaires israéliens prévoyaient l’occupation du « corridor de Philadelphie » afin d’y détruire les tunnels de contrebande.
Une occupation qui aurait, de facto, permis d’encercler totalement la bande de Gaza.
Après la destitution, en juillet 2013, du président Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans, dont est issu le Hamas, l’armée égyptienne entreprend de détruire des centaines de tunnels de contrebande creusés sous la frontière avec la bande de Gaza. Il s’agissait de représailles contre le mouvement islamiste palestinien accusé par Le Caire de participer à la déstabilisation du Sinaï. Pour détruire ce système souterrain, l’Égypte a délibérément inondé la zone frontalière en 2015.
Un corridor désormais ouvertement dans le viseur de Netanyahu
Après les attaques du 7 octobre, perpétrées par le Hamas et ses alliés, inédites par leur ampleur et leur bilan humain sur le sol israélien, les regards se sont à nouveau tournés vers le « corridor de Philadelphie », plus que jamais perçu comme stratégique pour le Hamas, et régulièrement pris pour cible par l’armée israélienne depuis le début de la guerre à Gaza .
« Le ‘corridor de Philadelphie’ doit être entre nos mains et sous notre contrôle, et tout arrangement autre que celui-là ne sera pas accepté par Israël », lance fin décembre, Benjamin Netanyahou, dont le gouvernement a promis de « liquider » le mouvement palestinien.
Le Premier ministre israélien a réitéré à plusieurs reprises cette menace, à tel point que Le Caire la prend très au sérieux.
Selon Salah Gomaa, rédacteur en chef adjoint de l’agence officielle égyptienne Al-Charq al-Awsat, le risque de déplacement des Gazaouis vers l’Égypte qui pourrait en découler préoccupe beaucoup le pouvoir égyptien.
Depuis le début du conflit, le président Abdel Fattah al-Sissi, qui joue un rôle de médiateur entre le Hamas et le gouvernement israélien, s’oppose à l’idée de laisser les Gazaouis, fuyant la guerre et entassés à la frontière égyptienne, entrer sur son territoire. Mi-octobre, il les avait même exhortés à « rester sur leur terre », estimant que pousser les Palestiniens à quitter leur terre est « une façon d’en finir avec la cause palestinienne ».
« À Rafah désormais, tout bombardement ou attaque contre les réfugiés les fera certainement fuir vers le Sinaï, estime Salah Gomaa.
Par conséquent, si l’Égypte permet cela, ça voudra dire qu’elle accepte la liquidation de la question palestinienne alors que des ministres extrémistes israéliens prônent ouvertement le retour à Gaza des colons et ‘l’émigration’ des Gazaouis vers son voisin égyptien ».
En plus d’une catastrophe humanitaire annoncée, Benjamin Netanyahu prend donc également le risque de déclencher une crise diplomatique ouverte avec l’Égypte, s’il ordonne la prise du « corridor de Philadelphie ».
Mi-janvier, Israël a en effet informé l’Égypte de son intention de mener une opération militaire pour prendre le contrôle le long de l’axe frontalier, a révélé le Wall Street Journal, citant des sources israéliennes et égyptiennes.
Le 16 janvier, Diaa Rashwan, chef du service d’information égyptien (SIS), a réagi en mettant en garde contre une « violation du traité de paix » qui lie les deux pays, si l’armée Israélienne devait entrer dans le « corridor de Philadelphie ».
« De nombreux hommes politiques israéliens ont déclaré que la prise de contrôle du corridor avait précisément pour but de permettre aux Palestiniens, sous la pression des bombardements, de migrer vers le Sinaï, et c’est là le cœur du problème avec l’annonce d’un assaut imminent sur Rafah, explique Salah Gomaa,
C’est pour cela que le président du SIS a émis un avertissement ferme et que l’Égypte considère la réoccupation de cet axe comme une ligne rouge, qui s’ajoute également à celle que constitue la question du déplacement de population. »
Et de conclure : « L’Égypte a informé Israël par voie diplomatique et a informé Israël par l’intermédiaire des États-Unis que cette option ne sera jamais autorisée par l’Égypte. »
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