Almaty (Kazakhstan)– « Mon ex-mari m’a aspergée d’essence puis tout a explosé », raconte Indira Tergueoubaeva. Au Kazakhstan, la parole des femmes victimes de violences domestiques, un sujet longtemps tabou dans ce pays d’Asie centrale, se libère peu à peu.
Indira a « survécu par miracle », au prix d’atroces blessures, et c’est son tortionnaire qui a péri dans l’explosion. Une issue qui n’a pas marqué pour autant la fin du calvaire de cette femme de 42 ans, naviguant entre procédures judiciaires et médicales depuis décembre 2022.
Selon le comptage des autorités kazakhes, plus de 80 féminicides sont recensés chaque année, un nombre largement sous-évalué, selon les Nations unies, qui, dans un rapport de 2023, évoquent 400 femmes tuées tous les ans dans ce pays de culture patriarcale où les violences domestiques ne figurent pas dans le code pénal.
Mi-novembre a néanmoins marqué un tournant, avec la mort de Saltanat Noukenova, tuée à 31 ans dans un restaurant de la capitale Astana par son mari, l’ancien ministre de l’Economie Kouandyk Bichimbaïev, qui a été inculpé de « meurtre particulièrement cruel » et de « tortures ».
Dans la foulée, une pétition en ligne réclamant le durcissement de la législation a recueilli en quelques jours plus de 150.000 signatures, un record pour le Kazakhstan.
Et l’indignation trouve un exutoire sur les réseaux sociaux, où la parole est bien moins contrôlée que dans les médias de ce pays d’une vingtaine de millions d’habitants dans lequel les revendications politiques, économiques et sociétales restent très encadrées.
Une « épidémie de violences domestiques » y est dénoncée, comme par ce magasin de cosmétiques, comptant quelque 93.000 abonnés sur Instagram, à l’origine d’une vidéo virale, un « tuto » ironique conseillant des maquillages appropriés pour camoufler les traces de coups.
Réconciliez-vous
Le président Kassym-Jomart Tokaïev a quant à lui promis une législation réprimant enfin ces brutalités infligées à des femmes.
Pour autant, devant la justice, le combat des victimes reste ardu. Si Indira Tergueoubaeva est sortie vivante de son enfer marital, elle lutte toujours devant les tribunaux pour que la police, qui n’a jamais sévi contre son bourreau malgré des plaintes, rende des comptes.
« La police kazakhe ne me reconnaît toujours pas en tant que victime. Au Kazakhstan, la loi ne fonctionne pas pour tout le monde », raconte, amère, cette comptable de 42 ans rencontrée par l’AFP à Almaty (sud).
Brûlée au troisième degré, Mme Tergueoubaeva a subi plusieurs greffes de peau au visage et sur les mains. Certains de ses doigts restent disloqués. Son défunt ex-mari ne sera jamais jugé mais elle veut que les forces de l’ordre s’expliquent.
« Pendant deux ans il m’a harcelée, a menacé de me tuer, il m’avait déjà cassé la main », poursuit-elle. « On a des femmes qui se suicident aussi !
Les policiers ne (nous) prennent pas au sérieux, ils vont (nous) dire : +allez, demain vous vous serez réconciliés+ ».
Corruption
D’après le ministère de l’Intérieur, sur « plus du 100.000 signalements reçus annuellement (…), 60% des victimes refusent de porter plainte ».
Et le calvaire de Mme Tergueoubaeva démontre qu’une plainte ne garantit pas une instruction, d’autant, dit-elle, qu’au problème des violences dont sont victimes des femmes s’ajoute celui endémique de la corruption.
« J’ai porté plainte partout mais la police n’a pas fait son travail, personne ne m’a défendue », assure Indira, qui soupçonne que son ex-mari s’était arrangé avec les forces de l’ordre pour échapper à une sanction.
Après la médiatisation du meurtre de l’épouse de l’ex-ministre et la promesse du chef de l’Etat kazakh de lutter contre la corruption et les violences conjugales, une campagne d’affichage publique a été entamée, la police a annoncé un nombre d’arrestations en hausse et le Parlement planche sur un arsenal législatif.
Le cinéma s’est aussi saisi du sujet. Le film d’horreur kazakh Dastour a enregistré en fin d’année des recettes sans précédent.
Il raconte l’histoire d’une jeune fille pressée de se marier avec son violeur, dont le père est un influent propriétaire terrien.
Pour l’avocat Galym Nourpeissov, un spécialiste des droits humains, cet éveil n’en est qu’à ses balbutiements et rien ne garantit qu’il résistera au phallocentrisme de la société.
« Une femme au Kazakhstan ne peut pas ouvertement exprimer son avis. Renforcer la responsabilité pénale en cas de violences domestiques ne règlera pas ce problème », estime-t-il auprès de l’AFP.
AFP