« Ils m’ont jeté dans le canal » : les pushbacks en Bulgarie sont bien connus de Frontex, d’après une enquête

Coups, insultes racistes, déshabillages de force et morsures de chiens… A la frontière bulgo-turque, une violence considérable s’applique sur les migrants de la part des garde-frontières bulgares. Des agissements contraires aux droits de l’homme, dont a eu connaissance Frontex, révèle une enquête du réseau Balkan Investigative Reporting Network (BIRN).

Frontex était au courant. Selon le réseau Balkan Investigative Reporting Network (BIRN), l’agence européenne de surveillance des frontières a bien eu connaissance des abus commis par les garde-frontières bulgares à la frontière turque, via une série de documents internes.

Ces documents, obtenus grâce aux lois de transparence européennes et publiés également par Le Monde, ont en effet été transmis en août 2022 au Bureau des droits fondamentaux (FRO), un organisme interne à Frontex chargé de la surveillance des droits de l’homme.

Ils décrivent, sous la plume d’un officier anonyme de l’agence en poste à la frontière entre la Bulgarie et la Turquie, les agissements violents de ses collègues garde-frontières.

L’auteur raconte par exemple le cas de demandeurs d’asile « obligés de retourner en Turquie à la nage, même s’ils n’ont pas les compétences ou la force pour le faire », déshabillés de force, ou sévèrement mordus par les chiens des gardes bulgares. 

Le racisme est également légion chez les agents, qui surnomment les exilés « Talibans ». De plus, les procédures légales qui s’appliquent d’ordinaire à la frontière ne sont pas respectées : les documents affirment qu’aucun « enregistrement » n’est effectué auprès des migrants refoulés, et leurs empreintes digitales, non répertoriées.

Si Frontex a bien conscience de cette situation, l’auteur affirme aussi que ses agents sont intentionnellement tenus à l’écart des « points chauds » bulgares où de tels refoulements se produisent habituellement. « Ils [les agents frontaliers bulgares] ont pour instruction d’empêcher Frontex de voir quoi que ce soit, sinon ils devraient établir un rapport officiel ».

Jonas Grimheden, à la tête du FRO, l’a pourtant admis lui-même : les refoulements, « impliquant souvent des niveaux élevés de violence et autres traitements inhumains ou dégradants, sont une pratique régulière de la police des frontières bulgare », peut-on lire dans les documents.

Des « rapports d’incidents graves », tels que ceux décrits dans l’enquête, ont été enregistrés par le FRO jusqu’à la mi-2023, après la démission de Fabrice Leggeri et l’arrivée du nouveau directeur de Frontex Hans Leijtens, en décembre 2022.

Dans une réponse écrite, également consultée par BIRN, la Direction générale de la police des frontières bulgare a déclaré qu’elle n’avait eu vent d’aucune information concernant un « comportement contraire à l’éthique » de la part de ses agents.

« Ils m’ont jeté dans le canal »

La Bulgarie est depuis quelques années un pays de transit pour les migrants qui s’engagent sur la route migratoire des Balkans. D’où une surveillance plus accrue de sa frontière sud-est, avec la Turquie. Début 2022, Frontex y a renforcé sa présence via l’opération Terra.

Depuis, le gouvernement se plaît à communiquer les chiffres de lutte contre l’immigration illégale.

Ainsi, selon les autorités, entre janvier et octobre 2023, 165 000 « tentatives d’entrée illégale » ont été déjouées dans le pays, contre 160 000 pour toute l’année précédente.

Pour Iliana Savova, directrice du programme pour les réfugiés et les migrants au Comité Helsinki bulgare, interrogée par BIRN, « ces personnes ont en fait été interceptées à l’intérieur du pays ».

« Nous ne parlons donc pas d’entrée empêchée, mais de refoulements ». Des pratiques, pour rappel, illégales au regard du droit international.

Narcisse, un Camerounais, et ses compagnons d'infortune à la frontière entre la Turquie et la Bulgarie. Crédit : DR
Narcisse, un Camerounais, et ses compagnons d’infortune à la frontière entre la Turquie et la Bulgarie. Crédit : DR

 

D’autant plus que ces pushbacks s’appliquent aussi dans la capitale, à des centaines de kilomètres de la frontière avec la Turquie. BIRN relate le témoignage d’un jeune syrien de 15 ans, entré de manière irrégulière en Bulgarie, et arrêté dans le centre d’accueil où il venait d’arriver pour y déposer sa demande d’asile, à Sofia. « Au lieu d’être enregistré et informé de ses droits, il a été emmené dans un bâtiment qui ressemblait à une ‘prison’ ».

Le jeune garçon a ensuite été conduit avec une dizaine d’autres personnes à la frontière turque.

« Ils nous ont fait marcher jusqu’à une clôture équipée de caméras. Derrière la barrière, il y avait comme un canal », raconte-t-il. Le Syrien et son groupe sont contraint de passer de l’autre côté. « Ils ont frappé les gens. Ils ont tout pris et m’ont battu dans le dos, sur la tête. Après cela, ils m’ont jeté dans le canal ».

Frontex dans la tourmente en Grèce et en Méditerranée

Pour BIRN, ces documents prouvent une fois de plus la « négligence » des autorités bulgares mais aussi des responsables de l’Union européenne, à l’égard « des preuves de violations graves et persistantes des droits de l’homme » aux frontières de la Bulgarie. « Il est étonnant qu’une agence européenne soit toujours incapable de faire respecter le droit de l’UE après tant d’enquêtes institutionnelles, de rapports, de recommandations et d’avertissements », abonde Tineke Strik, eurodéputée néerlandaise et membre d’un groupe parlementaire européen chargé d’examiner le travail de Frontex, interrogée par le réseau.

Ces révélations à la frontière bulgo-turque viennent écorner encore un peu plus l’image de l’agence européenne, déjà engluée dans les affaires d’atteintes aux droits de l’homme.

En 2022, une enquête publiée par Le Monde et Lighthouse Reports a démontré qu’entre mars 2020 et septembre 2021, Frontex a répertorié des renvois illégaux de migrants en mer Égée.

Toutes les investigations menées ont démontré « que les responsables de Frontex [étaient] conscients des pratiques illégales des gardes-frontières grecs et [étaient] en partie impliqués dans les refoulements eux-mêmes », écrivait le journal allemand Der Spiegel dans un article mis en ligne en octobre 2020.

Frontex est aussi dans la tourmente en Méditerranée.

En 2020, plusieurs ONG et collectifs ont affirmé que l’agence utilisait ses avions de reconnaissance en Méditerranée pour renvoyer des migrants en Libye. Frontex n’alertait que les garde-côtes libyens lorsqu’elle repérait une embarcation en détresse, omettant d’avertir les navires humanitaires ou commerciaux présents sur zone.

Dans une enquête publiée le 10 février dernier, Der Spiegel met en évidence l’intense coopération de Frontex avec les garde-côtes libyens dans les captures et les retours forcés. Elle montre que l’agence partage, presque à chaque fois, les localisations des canots d’exilés en détresse en Méditerranée. Condamnant les exilés à un retour forcé en Libye, où ils seront jetés en prison.

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