Anne-Sophie Joly, fondatrice et présidente du Collectif national des associations d’obèses (CNAO), publie le 29 février 2024 un livre manifeste intitulé Je n’ai pas choisi d’être gros.se, où elle témoigne de ses 21 ans de combats contre la grossophobie. Sciences et Avenir est allé à sa rencontre.
Sciences et Avenir : Le titre de votre livre est éloquent. Vous souhaitez que le regard sur les personnes en situation d’obésité change.
Anne-Sophie Joly : Oui, c’est un cri d’alarme, de désespoir, mais aussi une volonté de rétablir un peu de bienveillance. Car l’obésité n’est pas un choix de vie.
On ne se réveille pas un matin en se disant : « Je vais prendre 70 kg. »
Derrière cette prise de poids, se cachent souvent des trajectoires de vie compliquées, une prédisposition génétique, une estime de soi en berne, la pauvreté, un environnement obésogène favorisant la consommation de produits à faible valeur nutritionnelle, un mode de vie inadapté (travailler en horaires décalés, par exemple), la prise de médicaments ; un ensemble de facteurs qui conduisent à une dérégulation du métabolisme (l’ensemble des réactions chimiques qui se déroulent dans l’organisme).
Une fois la machinerie interne déréglée, il est difficile de revenir en arrière. Un cercle vicieux se met en place, où la discrimination et la stigmatisation aggravent la situation.
« Une graisse plus rigide, moins plastique et plus difficile à éliminer »
Dans votre livre, vous rappelez souvent que l’on associe à tort l’individu en situation d’obésité à une personne sans volonté, incapable de contrôler ses pulsions alimentaires, alors qu’aujourd’hui, l’obésité est reconnue comme une maladie.
Le grand public l’ignore souvent, mais depuis 1997, l’Organisation mondiale de la santé définit l’obésité comme une maladie caractérisée par une accumulation excessive de graisse corporelle, associée à des modifications du tissu adipeux.
Ce dernier, dont la fonction est de stocker l’énergie sous forme de graisse dans des cellules appelées adipocytes, subit des altérations avec la prise de poids. L’accumulation de graisses déclenche une inflammation, c’est-à-dire une réponse du système immunitaire. Cette dernière favorise à son tour un durcissement des tissus autour des adipocytes, rendant la graisse plus rigide, moins plastique et plus difficile à éliminer.
À ce stade, le corps a tendance à accumuler de plus en plus de graisse, et parallèlement, il est de plus en plus difficile de la « déstocker ». Nous sommes bien là face à une maladie métabolique.
Sortir de ce cycle infernal nécessite une prise en charge médicale. Il y a encore des gens qui pensent qu’il suffit de faire du sport et de suivre un régime pour qu’une personne atteinte d’obésité retrouve son poids de forme. Dirait-on à un tuberculeux qu’il lui suffit de prendre l’air frais pour que sa maladie disparaisse ?
IMC : un indicateur nécessaire mais pas suffisant
L’indice de masse corporelle (IMC) est un outil largement utilisé pour évaluer si une personne est en surpoids ou en état d’obésité. Un IMC (calculé en divisant le poids par la taille au carré) entre 25 et 29,9 indique un surpoids, entre 30 et 34,9 une obésité, entre 35 et 39,9 une obésité sévère, et au-delà, une obésité massive.
Pourtant, cet indicateur présente des limites, car il ne prend pas en compte la variation de la masse osseuse ou musculaire entre les individus, ni la répartition des graisses dans le corps.
Pour une évaluation plus précise de la composition corporelle et de la répartition des graisses, l’impédancemétrie est un examen complémentaire utile. Il permet de distinguer la masse grasse de la masse musculaire, offrant ainsi une vision plus précise de la santé corporelle. En outre, il est important de tenir compte des différences entre hommes et femmes : les femmes ont naturellement une proportion de masse graisseuse plus élevée que celle des hommes.
Une autre mesure simple mais révélatrice est le tour de taille.
En mesurant celui-ci juste au-dessus de la pointe des hanches, on peut estimer la présence de graisse abdominale, associée à des risques de troubles métaboliques. On parle d’obésité abdominale lorsque le tour de taille dépasse 100 cm chez les hommes et 88 cm chez les femmes.
« Les personnes les plus touchées par cette maladie sont souvent issues de milieux sociaux moins favorisés »
Par conséquent, recommandez-vous aux personnes atteintes d’obésité de consulter plutôt que de se lancer dans des régimes qui, à terme, pourraient aggraver leur prise de poids ?
Certaines personnes atteintes d’obésité estiment ne pas être malades car elles ne présentent pas l’une des 18 pathologies associées à l’obésité. Cependant, même sans symptômes apparents, l’obésité déclenche une altération du fonctionnement des tissus adipeux.
Une prise en charge précoce par une équipe pluridisciplinaire, combinée à une perte de poids modeste de seulement 5 %, peut réduire significativement le risque d’induire plus tard une pathologie associée. Voilà ce que l’on peut dire théoriquement.
En pratique, les personnes les plus touchées par cette maladie sont souvent issues de milieux sociaux moins favorisés. Leur priorité n’est pas la surveillance de leur poids, mais plutôt d’arriver à joindre les deux bouts.
En France, où en est-on de la reconnaissance de l’obésité comme maladie ?
La reconnaissance de l’obésité comme une maladie progresse. La Haute Autorité de santé (HAS) a émis de nombreuses recommandations et validé un guide de parcours de soins pour une prise en charge adaptée de la maladie.
En 2003, les réseaux de prévention et de prise en charge de l’obésité pédiatrique ont été créés.
En 2010, le plan obésité a permis la création de 37 centres spécialisés pour la prise en charge de l’obésité sévère et pour l’organisation des filières de soins dans les régions. La feuille de route obésité 2019-2022 du ministère de la santé a confirmé l’intérêt de ces centres et l’importance d’un suivi coordonné de cette maladie.
L’année dernière, le dispositif « Mission : retrouve ton cap » a été généralisé à l’ensemble du territoire national. Il permet aux enfants concernés de bénéficier d’une prise en charge précoce, pluridisciplinaire (diététique, psychologique, activité physique), entièrement remboursée par l’Assurance-maladie, sans avance de frais ni dépassement d’honoraires. Localement, des programmes innovants se mettent en place, comme Proxob à Clermont-Ferrand, un programme où les professionnels se rendent au domicile des patients.
Il faut donc reconnaître que nous ne sommes pas le pays le plus en retard sur ce sujet. Cependant, toutes ces initiatives reposent sur de la bonne volonté, souvent avec des budgets très serrés, et des demi-postes de professionnels qui sont loin de pouvoir répondre à la demande de l’ensemble des malades.
De plus, toutes les régions de France ne sont pas équipées de manière égale.
Dans les départements et régions d’outre-mer (Drom), la prise en charge des enfants en matière d’obésité est catastrophique et avoisine le néant. En conséquence, les jeunes enfants en situation d’obésité sont parfois contraints de quitter leurs familles pour être suivis en métropole. On est donc loin du principe du libre et égal accès aux soins pour tous, cher au modèle français.
Covid-19 : un impact lourd sur les personnes en situation d’obésité
La pandémie de Covid-19 a eu un effet disproportionné sur les personnes en situation d’obésité. Près de la moitié des patients admis en réanimation (47 %) étaient en surpoids ou obèses, même sans présenter de pathologies associées à l’obésité. De surcroît, contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’âge n’a pas été un facteur protecteur pour cette population, avec 40 % des décès chez ces patients.
Ainsi, la pandémie a mis en lumière la fragilité des personnes en surpoids ou en situation d’obésité.
Or, malgré ces constats alarmants, aucune mesure significative n’a été mise en place à la sortie de la crise sanitaire en France. En revanche, dans d’autres pays comme le Royaume-Uni, la pandémie a été un catalyseur pour des actions plus ambitieuses visant à protéger et à soutenir cette population plus vulnérable.
Le corps médical a-t-il été formé pour gérer cette maladie multifactorielle ?
L’obésité n’est pas intégrée dans le cursus initial de formation des médecins. Ils ne bénéficient que de trois heures de formation facultative sur toute leur période d’apprentissage, alors que pour beaucoup d’entre eux, près de la moitié de leur patientèle sera en surpoids ou en situation d’obésité.
Il est nécessaire non seulement d’avoir des protocoles de traitement médicamenteux différents, mais aussi un équipement adapté.
Par exemple, certains professionnels de santé ne disposent pas de tensiomètres assez larges pour effectuer un examen clinique complet sur ce type de patient. Autre exemple : le parc français des scanners et des IRM n’est pas adapté à ces malades comme il l’est en Allemagne. Certains gynécologues ou dentistes hésitent encore à prendre en charge ces patients, de crainte que leur matériel ne supporte pas leurs poids.
Face à cette maladie complexe, beaucoup de médecins se sentent désemparés : que dire au malade ? Actuellement, les options thérapeutiques sont limitées. La chirurgie bariatrique est une possibilité, mais elle ne convient qu’à un profil de patients bien spécifique. C’est donc une pathologie que le praticien de ville ne peut pas traiter seul. Une prise en charge pluridisciplinaire s’avère nécessaire.
De nouveaux médicaments spécifiques pour les patients en situation d’obésité
Les nouveaux traitements contre l’obésité, tels que le Wegovy (nom commercial du sémaglutide), du fabricant danois Novo Nordisk, et le Zepbound (nom commercial du tirzepatide), de la firme américaine Eli Lilly, ont été salués comme une découverte majeure de l’année 2023 par la revue Science.
C’est un essai pivot, un essai clinique capital pour le développement d’un médicament, qui a déclenché un engouement pour cette classe thérapeutique, initialement utilisée pour soigner les personnes diabétiques.
En effet, un article paru en mars 2021 dans le NEJM (New English Journal of Medecine) montre qu’une injection hebdomadaire de sémaglutide permet à une personne atteinte d’obésité de perdre 15% de son poids en 16 mois environ. Depuis, d’autres études ont suivi, comme un essai portant sur 529 personnes souffrant d’obésité et d’insuffisance cardiaque, qui a révélé qu’après un an, les personnes sous sémaglutide amélioraient leur performance cardiaque.
Ces médicaments imitent une hormone gastro-intestinale (GLP-1) qui régule la présence de glucose dans le sang, mais aussi l’appétit. Ils entraînent également un léger retard de la vidange gastrique et jouent par ailleurs un rôle dans le système cardiovasculaire.
En France, le sémaglutide est utilisé depuis une dizaine d’années contre le diabète de type 2 sous le nom Ozempic.
C’est sous un dosage plus élevé que cette molécule prend le nom commercial de Wegovy. Actuellement, 10.000 patients atteints d’obésité bénéficient d’un accès précoce à ce nouveau médicament.
Si les effets secondaires de ces molécules sont considérés comme supportables (diarrhées, nausées, vomissements, fatigue ou encore douleurs abdominales), une étude publiée en octobre 2023 montre que ces traitements augmentent le risque de problèmes gastro-intestinaux comme les pancréatites (inflammation du pancréas) ou les occlusions intestinales.
De même, toutes les personnes souffrant d’obésité ne sont pas éligibles à ces nouveaux protocoles thérapeutiques.
« Si les patients n’arrivent pas à reconnaître les signaux de faim et de satiété, ils peuvent manger en excès, vomir et ne pas supporter le traitement », expliquait la Dr Muriel Coupaye à nos confrères de L’Express.
Plus ennuyeux, une étude parue dans le Jama (Journal of the American Medical Association) en décembre 2023 sur la molécule d’Eli Lilly a révélé qu’une partie importante du poids perdu sous traitement revient une fois que les patients arrêtent les injections.
Faudra-t-il que les personnes en situation d’obésité s’injectent ce traitement à vie ?
Ainsi, si la revue Science salue les possibles intérêts de ces imitateurs de la GLP-1, elle précise dans un éditorial que ces molécules soulèvent « plus de questions que de réponses ». La première de ces questions concerne leur coût et leur disponibilité, la seconde la nécessité de prendre ces molécules à vie avec la possibilité d’effets secondaires plus invalidants.
« Avec ce type de médicaments, il y a toujours le risque que le public pense que c’est la solution miracle.
Mais je n’y crois absolument pas. L’obésité est un problème de santé publique en lien avec notre mode de vie occidental, il faudrait le traiter à la racine », affirme la Pr Claire Carette dans une interview donnée l’année dernière à Sciences et Avenir.
Pour l’éditorialiste du journal Science, le vrai changement avec ces molécules réside dans la perception des raisons de la prise de poids. Il n’est plus question de parler de « faiblesse mentale d’individu », mais des « problèmes biochimiques » à l’origine de l’augmentation du poids.
« Comme il y a un plan cancer, nous demandons un plan obésité »
Votre livre témoigne également de la discrimination et de la stigmatisation provenant des soignants…
En effet, cette réalité n’est pas seulement vécue par les membres de nos associations. La Haute Autorité de santé affirme qu’entre 56% et 61% des adultes en situation d’obésité ont été confrontés à des expériences de stigmatisation, dont deux tiers sont le fait de médecins ou d’autres soignants.
Dans mon livre, je cite également le travail du Dr Antoine Épin, qui met en lumière cette discrimination chez les internes en médecine.
Son étude, portant sur 1800 internes, a révélé que plus de la moitié (51,4%) exprimaient une discrimination liée au poids, en attribuant à tort aux personnes en situation d’obésité des caractéristiques négatives telles que « non séduisant », « mal proportionné », « ayant une faible maîtrise de soi », « non endurant », « inactif », « aimant la nourriture », « mangeant trop », « anxieux » et « lent ».
Face à cette réalité, il n’est pas étonnant de constater que l’évitement des soins de santé en France concerne 30% des patients en situation d’obésité.
Néanmoins, je note que le Conseil national de l’Ordre des médecins évolue sur ces questions, en considérant le refus de soins ou les comportements discriminatoires vis-à-vis des personnes atteintes d’obésité comme sanctionnables.
En tant que présidente et fondatrice du Collectif national des associations d’obèses (CNAO), quelles sont vos principales revendications?
Nous demandons un plan obésité, comme le plan cancer, basé à Matignon en interministériel sur 10 ans renouvelable, car d’ici à 2030, entre 25 et 29 % des adultes en France pourraient être en situation d’obésité. L’année dernière, la Pr Martine Laville a remis un rapport au ministre de la Santé afin de proposer des solutions à la hauteur de ce défi. Pour l’instant, ce rapport prend la poussière sur le bureau de la ministre.
sciencesetavenir