Le long chemin vers la reconnaissance de l’apartheid de genre comme un crime contre l’humanité

Les appels d’un collectif de militantes afghanes et iraniennes sont parvenus à l’ONU, où une commission examine depuis octobre l’inscription de l’apartheid de genre comme un crime contre l’humanité. Un processus long, questionné par plusieurs spécialistes du droit international qui rappellent qu’il est déjà possible d’engager des poursuites sur des bases juridiques existantes.

En Iran, devant la justice, le témoignage d’une femme vaut la moitié de celui d’un homme. En Afghanistan, les écoles secondaires et les universités ont fermé leurs portes aux Afghanes. La liste des discriminations systémiques ou apartheid de genre, notamment dans ces deux pays, est longue.

Pour réussir à mettre fin à la ségrégation fondée sur le genre, le mouvement End gender apartheid a lancé un appel il y a un an qui semble avoir trouvé un écho aux Nations unies.

« L’apartheid de genre n’est pas simplement une possibilité théorique ou une construction juridique, mais une menace réelle et une réalité vécue par des millions de femmes et de filles à travers le monde – une réalité qui n’est actuellement pas explicitement codifiée dans le droit international », ont déclaré le 20 février les expertes du groupe de travail de l’ONU sur la discrimination à l’égard des femmes et des filles, particulièrement préoccupées par la situation en Afghanistan.

La prix Nobel de la paix, l’Iranienne Narges Mohammadi, a d’ailleurs rejoint un collectif de militantes et de personnalités afghanes et iraniennes – des juristes internationaux et des membres de la société – qui ont appelé à la reconnaissance mondiale du crime d’apartheid de genre. L’initiative est aussi soutenue par l’ancienne secrétaire d’État américaine Hillary Clinton, la prix Nobel de la paix d’origine afghane Malala Yousafzai ou l’icône américaine du féminisme Gloria Steinem.

Incarcérée depuis 2021, la militante Narges Mohammadi a pu faire entendre sa voix dans un courrier extrait secrètement de sa cellule fin janvier.

Tout comme le collectif End gender apartheid, les expertes du groupe de travail onusien sur la discrimination à l’égard des femmes et des filles ont appelé à inscrire l’apartheid sexiste en tant que crime contre l’humanité dans l’un des articles d’un projet de traité sur les crimes contre l’humanité, actuellement examiné par la sixième commission de l’Assemblée générale des Nations unies.

« Nous avons des traités pour le génocide et des traités pour les crimes de guerre.

Il s’agit de la Convention sur le génocide et des Conventions de Genève. Mais à ce jour, il n’existe pas de traité spécifique sur les crimes contre l’humanité », explique Alyssa Yamamoto, conseillère juridique pour le think thank American Council.

Des signaux positifs à l’ONU
Les juristes spécialisés d’American Council, qui relaie la demande de End gender apartheid, se disent satisfaits des avancées. Cinq des trente États formant la commission onusienne ont « spécifiquement mentionné l’inclusion de l’apartheid sexiste dans le traité potentiel », rapporte Alyssa Yamamoto.

Il s’agit de l’Australie, du Brésil, de Malte, du Mexique et des États-Unis. Une autre majorité a « soulevé la nécessité d’inclure cette approche », ce qui signifie que ces pays ne s’opposeront pas à enregistrer l’apartheid de genre comme crime contre l’humanité.

« Dans l’ensemble, il s’agit d’un signal très positif, de la part d’un groupe interrégional d’États qui ont exprimé leur soutien à cette proposition », estime Alyssa Yamamoto.

Une déception toutefois, souligne-t-elle : la France ne fait pas partie des pays qui demandent l’ajout du crime d’apartheid de genre au droit international. « Nous espérons qu’au mois d’avril, lors de la reprise des discussions de la commission, elle exprimera son soutien public et qu’elle rejoindra le groupe initial d’États qui ont déjà soulevé cette question. En particulier compte tenu de son engagement plus large pour les femmes, la paix et la sécurité dans le monde ».

Les discussions onusiennes n’en sont qu’à un stade précoce.

« Tout processus de traité prend des années. Nous ne nous attendons pas à ce que cela se fasse du jour au lendemain, mais je pense que nous sommes convaincus que nous devrions progresser et recalibrer notre cadre juridique international afin de refléter les expériences vécues par les victimes et les survivants », concède Alyssa Yamamoto.

Ce n’est qu’en octobre que la commission devra décider si elle soumet le traité potentiel à l’Assemblée générale, ou si elle préfère qu’il soit étudié en conférence diplomatique, afin de déboucher sur une convention internationale, servant de base juridique pour engager des poursuites.

Les conditions de participation à cette conférence diplomatique seront décidées par la commission en octobre également.

Un choix plus judicieux, au regard des pays qui pourraient s’opposer lors de l’Assemblée générale à voir écrit noir sur blanc l’apartheid de genre comme crime contre l’humanité. L’Iran pourrait ainsi se prononcer contre ce texte, sans pour autant pouvoir le bloquer.

« On est déjà incapables d’appliquer les textes existants »
De l’avis de plusieurs spécialistes qui travaillent sur les crimes poursuivis par la Cour pénale internationale (CPI), il faut rester prudent. Céline Bardet, juriste en droit international, spécialisée dans les crimes de guerre et la justice pénale internationale, salue une initiative « importante pour le symbole », tout en se méfiant de la lenteur du temps onusien.

« Le fait de cibler une population, par exemple celle des femmes, et de les priver de leurs droits, on peut déjà le qualifier aujourd’hui de crime contre l’humanité. Ce qui se passe en Afghanistan, c’est un crime de persécutions basées sur le genre et c’est tout à fait poursuivable », estime-t-elle.

Un avis partagé par Me Julie Goffin, avocate au barreau de Bruxelles et auprès de la CPI.

Elle ne voit pas l’intérêt de créer des nouvelles incriminations « alors qu’on est déjà incapables d’appliquer les textes existants ». « Pour moi, il y a déjà toutes les bases légales pour poursuivre sur ces motifs. Je me demande si les diplomates n’essaient pas de se rassurer en se disant qu’ils discutent des choses pour essayer de culpabiliser un peu moins par rapport à tout ce qui ne se fait pas », abonde-t-elle.

Les travaux de l’Onu pour l’élaboration d’une convention sur les crimes contre l’humanité relèvent pour Céline Bardet d’une forme « d’engagement politique » de la part des États.

« D’expérience, il faut chercher à être plus efficace possible pour que la situation change pour les victimes, que ce soit en Palestine, en Afghanistan, en Iran… S’il n’y a pas de poursuites, ça ne sert à rien » ajoute Me Goffin.

Poursuivre des États pour apartheid de genre
L’ajout du crime d’apartheid de genre au droit international permettrait à des victimes et des survivants d’attaquer des États, et pas seulement des individus, comme ce peut être le cas actuellement devant la CPI. Deux pays pourraient être clairement ciblés par des poursuites : l’Iran et l’Afghanistan. Si tant est qu’ils ratifient la future convention de l’Onu. Or, rien n’est moins sûr. L’Iran ne reconnait même pas la CPI.

Céline Bardet rappelle cependant une décision récente de cette juridiction basée à La Haye qui ouvre la voie à des poursuites contre des personnalités politiques alors que leur pays n’est pas membre de la CPI.

C’est le cas de la Russie, dont le président Vladimir Poutine est recherché pour le crime de guerre de « déportation illégale » d’enfants ukrainiens depuis l’émission d’un mandat d’arrêt contre lui en mars 2023.

Et l’inscription de l’apartheid de genre comme crime contre l’humanité pourrait constituer une nouvelle brèche juridique dans laquelle peuvent espérer s’engouffrer celle et ceux qui se battent contre la ségrégation fondée sur le genre.

france24

You may like