Depuis les attentats de Madrid, vingt ans de lutte européenne contre le terrorisme en ordre dispersé

Après les attentats de Madrid en 2004, l’Union européenne a mis en place plusieurs instruments pour permettre davantage de coopération à l’échelle communautaire en matière de contre-terrorisme. Mais les disparités entre les pays en termes de politique nationale et d’implication empêche parfois une lutte homogène. Décryptage.

« Ce 11 mars, c’est notre 11-Septembre », pouvait-on lire dans la presse espagnole au lendemain des attentats de Madrid. Le 11 mars 2004, entre 7 h 32 et 7 h 39, dix bombes explosent dans quatre « cercanias » (trains de banlieue) aux gares d’Atocha, El Pozo, Santa Eugenia, ainsi qu’à Calle de Téllez.

L’attaque est d’abord attribuée à l’organisation terroriste basque indépendantiste ETA sur fond de manœuvres politiques à quelques jours des élections législatives.

Pourtant, le soir-même des attentats, le ministre espagnol de l’Intérieur, Angel Acebes, annonçait lors d’une conférence de presse qu’une cassette audio contenant des versets du Coran en arabe avait été retrouvée dans une camionnette aux côtés de sept détonateurs, appelant à la prudence et à enquêter sur d’autres pistes.

La responsabilité des attentats est revendiquée quelques jours plus tard par Al-Qaïda, qui affirme avoir voulu « punir l’Espagne d’avoir déployé des troupes en Irak et en Afghanistan ».

Avec cette revendication d’Al-Qaïda, la piste de l’ETA est définitivement écartée. Le Premier ministre José Maria Aznar, accusé d’avoir menti à des fins électorales, est sanctionné par les urnes et le socialiste José Luis Zapatero lui succède. Parmi les premiers engagements du nouveau chef du gouvernement : le retrait des troupes espagnoles d’Irak.

Avec 191 morts et plus de 1 800 blessés, les attentats de Madrid – communément appelés « 11-M » par les Espagnols – constituent à ce jour l’attaque terroriste au bilan le plus lourd perpétrée sur le sol européen.

Quatre jours après les attentats, sur France 2, Miguel Angel Moratinos, conseiller de José Luis Zapatero pour les affaires internationales et ancien émissaire de l’UE au Proche-Orient, appelle les dirigeants européens à « faire un effort supplémentaire » contre le terrorisme : « Nous avons besoin d’un cadre juridique, politique, et d’un cadre de sécurité nouveaux pour faire face ensemble, tous les pays de l’UE, de la meilleure façon. »

À Bruxelles, le jour-même des attentats, la date du 11 mars est déclarée « Journée européenne de commémoration des victimes du terrorisme ». Une date qui marque également la relance d’une stratégie européenne de lutte contre le terrorisme, qui va se renforcer au gré d’attaques de plus en plus fréquentes sur le Vieux Continent.

Des habitants de Bordeaux se recueillent le 13 mars 2004, lors d'un rassemblement silencieux organisé en signe de solidarité avec le peuple espagnol après les attentats de Madrid, survenus le 11 mars.

« Madrid n’est pas le déclencheur, mais les attentats de 2004 ont marqué le début d’un acharnement [du terrorisme jihadiste] contre l’Europe, qui a fait que la lutte antiterroriste a évolué », explique Elizabeth Sheppard-Sellam, directrice du programme de relations internationales et politiques à l’université de Tours, et spécialiste des politiques de sécurité et de défense en Europe.

Cet événement « rappelle aux Européens qu’un attentat massif sur leur sol, dans quelque chose d’aussi banal que les transports en commun aux heures de pointe, peut arriver », poursuit l’experte en contre-terrorisme.

« Cela introduit une période où nous connaissons un enchaînement d’attentats sur le sol européen avec beaucoup de schémas différents. Madrid marque en cela le début d’une période noire qui va faire évoluer la politique, mais avec du retard », précise-t-elle.

Deux ans et demi plus tôt, c’est aux États-Unis qu’Al-Qaïda avait frappé, le 11 septembre 2001. Des terroristes avaient détourné quatre avions de ligne pour les écraser contre des bâtiments emblématiques de la puissance américaine – le World Trade Center à New York et le Pentagone près de Washington –, faisant près de 3 000 morts.

« C’était la première fois que l’on déclenchait l’article 5 du traité de l’Otan qui disait qu’une attaque contre les États-Unis est une attaque contre tout le monde.

Pourtant, tout le monde a pensé que ce n’était que le problème des États-Unis », explique Elizabeth Sheppard-Sellam. « Il a fallu que les attentats de Madrid et de Londres se produisent pour que l’Europe se dise ‘Ah non, c’est notre problème aussi.' » Londres a en effet été touchée par une attaque terroriste un an après les attentats de Madrid. Une série d’explosions survenues dans les transports publics avait fait 56 morts et 784 blessés.

Quelques jours après les attaques de Madrid, le président irlandais du Conseil européen, Bertie Ahern, déclarait : « Ces attentats barbares et lâches nous ont rappelé de manière terrible la menace que le terrorisme fait peser sur notre société. » Il annonçait dans le même temps une stratégie révisée de lutte contre le terrorisme : « L’Union et ses États membres s’engagent à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour combattre le terrorisme sous toutes ses formes. »

Mais au niveau européen, ces décisions produisent des effets sur un temps long : « Dans l’UE, ce n’est pas comme au niveau national où l’on peut décréter l’état d’urgence et donner à l’État la capacité d’agir immédiatement », explique Elizabeth Sheppard-Sellam. En 2004, l’Union européenne était alors composée de 25 États membres (contre 27 aujourd’hui), rendant la prise de décisions plus laborieuse. « Il faut que tout le monde soit d’accord, sachant que des enjeux politiques entrent en compte. Rien n’est facile au niveau européen. »

Des outils déployés progressivement, en réaction
Toulouse et Montauban, Paris, Nice, Saint-Étienne-du-Rouvray, Berlin, Barcelone et Cambrils, Marseille, Conflans-Sainte-Honorine, Bruxelles, Arras… Les attaques sur le sol européen se sont multipliées depuis 20 ans, et l’UE continue de considérer les principaux axes de sa stratégie de lutte antiterroriste de 2005 – prévention, protection, poursuite – comme une priorité absolue.

En 2007 est notamment créé le poste de coordinateur européen pour la lutte contre le terrorisme, qui supervise l’application de la stratégie de l’UE en matière de contre-terrorisme et permet d’améliorer la communication entre l’Union et les pays tiers. Le mandat d’arrêt européen, entré en vigueur en 2004, est placé sous sa surveillance.

Dans les années 2010, une deuxième vague d’attentats entraîne un nouveau train de réformes axé sur le partage des données.

Les principales bases de données sont révisées et leur gestion est confiée en 2012 à l’agence européenne eu-LISA, assurant leur interopérabilité.

Cet échange de données entre États représente « le nerf de la guerre » pour Elizabeth Sheppard-Sellam, qui déplore néanmoins que certaines bases aient fait l’objet de décisions tardives.

Le règlement visant à imposer aux États membres des vérifications systématiques sur toutes les personnes entrant dans l’UE n’a par exemple été adopté par le Conseil européen qu’en mars 2017. « C’est à se demander pourquoi ils n’ont pas compris avant quel était le problème. »

Fin 2020, l’Europe est de nouveau frappée par le terrorisme, notamment en France avec l’assassinat de Samuel Paty, professeur décapité pour avoir montré à ses élèves des caricatures de Mahomet, et à Vienne, en Autriche, où un « sympathisant » de l’organisation État islamique abat quatre personnes.

Le nouveau programme de la Commission européenne pour la lutte contre le terrorisme, présenté en décembre, se concentre alors sur l’anticipation, la prévention, la protection et la réaction face à la menace terroriste. Un code de coopération policière de l’UE est proposé par la Commission européenne en décembre 2021.

« On a l’impression parfois d’un dédoublement voire d’un triplement des politiques et des institutions [qui en ont la charge], ce qui pose la question de leur efficacité », analyse Elizabeth Sheppard-Sellam. Une efficacité également questionnée par le manque d’homogénéité dans la manière dont les États membres de l’UE se saisissent de la lutte contre le terrorisme.

Pallier le manque d’unité par le partage de données
« Même avec des stratégies sur cinq ans, c’est assez chaotique », relève Elizabeth Sheppard-Sellam, qui évoque des réponses données parfois tardivement en raison d’enjeux de politique nationale propres à chaque État membre, et une priorité accordée à la lutte antiterroriste variable d’un pays à l’autre. « Il ne faut pas se leurrer, il n’y a pas d’unité, même sur ces questions-là. »

En termes de défense et sécurité, les mesures européennes n’étant pas contraignantes, leur mise en pratique peine à se faire de manière homogène.

Un schéma qu’Elizabeth Sheppard-Sellam compare à la règle de l’Otan selon laquelle ses États membres doivent consacrer 2 % de leur PIB aux dépenses militaires, ce qui n’est pas toujours suivi. « La lutte antiterroriste est une nécessité, mais comme cela relève de politiques régaliennes (renseignement, armée, police), il est très difficile d’institutionnaliser une collaboration européenne. »

Malgré la diversité des législations au niveau national, la directive européenne 2017/541 établit un cadre juridique commun pour tous les États membres et, en particulier, une définition harmonisée des crimes terroristes. Au niveau national, la législation relative au terrorisme varie dans les limites fixées par cette directive, les États membres conservant toutefois une certaine flexibilité lorsqu’ils légifèrent.

Si ce combat est davantage une priorité pour la France, l’Espagne ou le Royaume-Uni, c’est que ces pays ont davantage été attaqués et que la menace terroriste y est plus intense. « En Lettonie ou en Estonie, par exemple, on s’inquiète plus de la menace du voisin russe que du terrorisme jihadiste », explique Elizabeth Sheppard-Sellam.

Les États agissent globalement en ordre dispersé. Notamment sur la politique extérieure de lutte contre le terrorisme islamiste.

Si la France s’est engagée dans une lutte en dehors de ses frontières (notamment en Afrique), cette politique n’a par exemple pas été celle de l’Espagne.

Aux États européens, donc, de se mettre au diapason, principalement en ce qui concerne le partage des renseignements dans un espace où les frontières sont ouvertes, insiste Elizabeth Sheppard-Sellam. Pour elle, les nombreux attentats déjoués dans l’UE le sont principalement grâce à ces échanges.

france24

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