Près de Paris, un tribunal de proximité submergé par le contentieux aérien

Ivry-sur-Seine – Une liasse de documents classés dans des dizaines de chemises en carton s’empile sur le pupitre de Pascale Gabrelle, magistrate honoraire au tribunal de proximité d’Ivry-sur-Seine, en banlieue parisienne, qui ploie sous le contentieux en provenance de l’aéroport d’Orly.

Ces dossiers portent sur des différends de même nature: des passagers dont les vols ont été retardés ou annulés réclament une indemnisation forfaitaire auprès des compagnies aériennes.

Pourtant, aucune des 104 affaires à l’ordre du jour ne sera plaidée ce lundi matin de mars dans une salle d’audience vide, exception faite des avocats de clients et de certains transporteurs.

La majorité des cas s’achève en effet par un désistement.

« Soit le passager a reconnu qu’il y avait eu une circonstance extraordinaire invoquée par la compagnie aérienne et a renoncé à être payé, soit la compagnie a reconnu que l’annulation ou le retard n’était pas justifié et a indemnisé directement », explique Mme Gabrelle.

Malgré des procédures de recouvrement encadrées par un règlement européen et la volonté des magistrats de déjudiciariser ce litige, le contentieux aérien inonde les tribunaux avoisinant de grands aéroports français ou le siège de compagnies, d’Ivry et Longjumeau, en région parisienne, pour Orly à Martigues (sud-est, pour l’aéroport de Marseille-Provence) en passant par Villeurbanne (centre-est, pour celui de Lyon-Saint-Exupéry).

Le tribunal de proximité d’Aulnay-sous-Bois (région parisienne), non loin de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, comptait, fin 2023, près de 13.000 requêtes en stock pour ce litige. A Ivry, le contentieux aérien a représenté près des deux tiers des affaires nouvelles l’an dernier.

Le temps passé à les juger retarde le traitement d’autres litiges, qu’ils soient locatifs, familiaux ou professionnels.

« Embolisant »

« Le recours au juge ne présente pas d’intérêt particulier, en tout cas pas pour la personne qui a subi le retard ou l’annulation du vol », résume Eric Bienko vel Bienek, le président du tribunal judiciaire de Créteil, dont dépend le tribunal d’Ivry.

« C’est en revanche un marché que des avocats ont investi depuis quelques années », poursuit-il.

Des passagers attendent suite à une panne technique qui affecte tous les contrôles aux frontières à l'aéroport de Roissy Charles de Gaulle, le 4 mars 2023
Des passagers attendent suite à une panne technique qui affecte tous les contrôles aux frontières à l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle, le 4 mars 2023 

Une activité « fondée un peu sur du vent », reconnaît Me Emilie Minard-Driss, qui défend plusieurs compagnies aériennes dont Vueling et SARA.

Depuis qu’elle s’est spécialisée dans le contentieux aérien en 2012, le conseil a vu le nombre de cas exploser.

« J’avais une dizaine de dossiers la première année, j’en ai maintenant 4.000 à 5.000 », indique-t-elle.

Cause principale de cette inflation: la prolifération des sites de recouvrement qui promettent aux passagers s’estimant lésés de faciliter leurs démarches.

Si la compagnie aérienne ne réagit pas, ces plateformes peuvent faire appel à un avocat pour saisir le tribunal. Mais entre la requête et le jugement – 15 mois en moyenne à Ivry – de nombreux transporteurs s’acquittent de l’indemnité, comprise entre 250 et 600 euros en fonction de la distance parcourue.

Le juge doit malgré tout constater à l’audience le désistement.

« C’est très embolisant pour les juridictions et c’est une manipulation de papier considérable », déplore Mme Gabrelle qui présidera cette année à Ivry une vingtaine d’audiences spécifiques au contentieux aérien, en alternance avec les autres magistrats du tribunal.

« Amiable »

Face à ce phénomène, la cour d’appel de Paris a mis en place mi-2023 un groupe de travail regroupant des magistrats de son ressort.

« L’idée est de mettre à la même table les avocats des compagnies aériennes qui rechignent parfois à payer alors qu’elles savent parfaitement que le passager a le droit à l’indemnisation et les avocats des passagers qui vont parfois monter une affaire au contentieux sans en aviser le client », décrit Lucie Furmaniak, qui participe aux réunions pour le tribunal de Créteil.

L’un des objectifs est de favoriser le recours aux règlements à l’amiable, via une médiation, une conciliation ou une procédure participative, comme le prévoit le code de procédure civile français depuis octobre pour les litiges inférieurs à 5.000 euros.

Une autre piste envisagée est une réforme du contentieux aérien.

C’est le sens d’une question que le député communiste de Seine-Saint-Denis (région parisienne) Stéphane Peu a adressée en janvier au ministre de la Justice.

L’élu proposait que la médiation entre passagers et compagnies soit déléguée au médiateur du tourisme et du voyage, une association destinée à résoudre les litiges avec les consommateurs sans passer par la justice.

« Une telle évolution permettrait de régler à l’amiable 90% des litiges, dans l’intérêt tant des passagers de vols retardés que des autres justiciables usagers des tribunaux de proximité », indiquait l’élu.

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