Pour finaliser l’arrivée de la fibre dans la zone dite « moyennement dense », qui rassemble 40% de la population, l’opérateur historique prépare une nouvelle offre de détail particulièrement attendue par l’exécutif. Mais les relations, aujourd’hui délétères, entre le régulateur des télécoms et le leader français du secteur plombent depuis des mois les négociations.
Entre régulateur et régulé, les tensions n’ont rien d’anormal. Orange, le leader français des télécoms, et l’Arcep, le gendarme du secteur, se chamaillent régulièrement. Mais les passes d’armes deviennent vite problématiques au-delà d’un certain point. C’est précisément ce qui se passe, depuis plus d’un an, dans un dossier brûlant concernant le très stratégique dossier du déploiement de la fibre.
L’affaire porte sur la zone dite « moyennement dense », qui concerne environ 3.500 communes et 40% de la population française. En 2010, Orange et SFR se sont partagés la couverture en fibre de ces territoires – l’opérateur historique s’étant, ici, taillé la part du lion. Le chantier a depuis bien avancé, même si la crise du Covid-19 a un temps freiné les travaux. « Au regard du contexte, objectivement, ce qu’a fait Orange, c’est assez inespéré », indique à La Tribune le cabinet de Cédric O, le secrétaire d’Etat en charge du Numérique.
A ce jour, Orange a rendu raccordable un peu plus de 11,2 millions de locaux (logements et entreprises) sur les 11,7 millions dont il a la charge selon le référentiel de l’Insee. Sachant qu’au regard de l’Arcep, qui se base sur un autre référentiel dit « IPE » et utilisé par les opérateurs, le nombre de locaux qu’Orange doit rendre raccordable s’élève à 12,7 millions. Il s’agit, ici, d’un premier désaccord entre régulateur et régulé. Et non des moindres.
Le plus dur arrive
Cela dit, le gros des travaux arrive à son terme. Dans la zone moyennement dense, les déploiements de masse, qui concernent les grands ensembles urbains, sont quasiment terminés. Mais le plus dur arrive. Il faut désormais apporter la fibre à de nombreuses habitations et entreprises, parmi les plus isolées ou difficiles d’accès. Un travail de dentelle, qui coûte cher. « Ces derniers locaux sont les plus compliqués, explique le cabinet de Cédric O. Nous rentrons dans la finalisation, dans le capillaire. Ce ne sont pas du tout les mêmes processus industriels. Il s’agit d’une situation inédite avec encore beaucoup d’inconnues opérationnelles et organisationnelles. »
Pourtant le temps presse. En 2018, Orange s’est engagé à rendre raccordable l’intégralité des locaux de la zone moyennement dense en 2022. Pour tenir ce délai, une solution existe. Son nom : le « raccordable à la demande » (RAD). C’est ce dispositif qui fait l’objet de très fortes tensions, depuis plus d’un an, entre Orange, l’Arcep et le gouvernement. L’idée, c’est qu’Orange lance, au 1er janvier 2022, une offre de détail qui permette à tous les foyers de la zone moyennement dense, partout où les déploiements ne sont pas terminés, de demander quand même la fibre, avec un raccordement effectif sous six mois. Avec ce système, tous les Français pourraient, dans un délai raisonnable, bénéficier, s’ils le souhaitent, d’une connexion Internet ultra-rapide.
Cette offre apparaît cruciale pour le gouvernement et l’Arcep. Elle est, à leurs yeux, essentielle pour boucler le chantier de la fibre en zone moyennement dense. Car en réalité, un mécanisme de raccordement sur demande existe déjà, mais uniquement sur le marché de gros. Or il ne fonctionne pas. Explications : aujourd’hui, quand Orange, en tant qu’opérateur d’infrastructures, a bien avancé dans le déploiement du réseau dans un territoire, il déclare certains logements éloignés comme « raccordables sur demande ».
Dès lors, dès qu’un opérateur commercial, qu’il s’agisse de lui-même, de Bouygues Telecom ou de SFR lui adresse une demande de raccordement sur ces logements, il a l’obligation d’apporter la fibre sous six mois. Le problème c’est qu’aujourd’hui, ni Orange ni aucun autre opérateur commercial n’a lancé d’offre de détail à laquelle les particuliers pourraient souscrire ! Cette situation suscite la colère et l’incompréhension de nombreux particuliers. Beaucoup ne comprennent pas pourquoi leurs voisins peuvent accéder à la fibre, et pas eux.
De profonds désaccords
Pour l’Arcep et le gouvernement, si Orange dégainait enfin une offre de RAD sur le marché de détail, le problème serait immédiatement résolu. Selon eux, les autres opérateurs seraient forcés de se mettre dans sa roue et de lancer des offres similaires, ne serait-ce que pour ne pas perdre de clients. Selon nos informations, Orange a proposé, dans une lettre au Premier ministre, une offre de RAD sur toute la zone moyennement dense au début du mois d’avril. Celle-ci a été transmise à Laure de La Raudière, la présidente de l’Arcep. L’opérateur souhaite dans un premier temps la tester à la rentrée, puis la rendre effective au 1er janvier 2022.
Mais de profonds désaccords minent les négociations. Orange a, en effet, fixé un certain volume de locaux raccordables sur demande par mois. « Ils nous ont dit qu’ils voulaient un allumage progressif pour intégrer au fur et à mesure les retours d’expérience des premiers cas, sans dépasser les 10.000 locaux à raccorder par mois au début », affirme le cabinet du secrétaire d’Etat au Numérique. Orange redoute de ne pas pouvoir faire face, du moins au premier trimestre 2022, à un trop grand nombre de demandes. L’opérateur craint aussi, dans ce cas de figure, que les raccordements sur demande freine les déploiements de masse, qui ne sont pas totalement achevés.
Au cabinet de Cédric O, on dit « comprendre » les inquiétudes d’Orange. « Nous ne savons pas, nous-mêmes, comment cette offre sera accueillie au début, parce que c’est quelque chose de nouveau, admet-on. Ce que nous voulons, c’est qu’Orange fasse bien le maximum, avec une montée en charge du côté des volumes, et surtout que ce mécanisme soit fluide. » Dans ce schéma, ce sera à l’Arcep d’apprécier les efforts de l’opérateur historique. L’ennui, c’est qu’Orange redoute plus que tout d’être sanctionné par le régulateur.
Orange redoute une grosse amende
Celui-ci dispose d’une arme puissante : en 2018, Orange a pris des engagements au titre de l’article L33-13 du code des postes et communications électroniques. L’opérateur s’est engagé à rendre raccordable 92% de la zone moyennement dense en 2020, puis 100% à la fin 2022. Si Orange sort des clous, il risque une amende pouvant s’élever jusqu’à 3% de son chiffre d’affaires ! Or le premier objectif n’a pas été atteint. L’an dernier, le régulateur l’a férocement reproché à l’opérateur. Selon lui, Orange, qui justifiait ce retard par la crise sanitaire, n’en avait malgré tout pas fait assez.
Dans ce contexte, l’opérateur historique craint de ne pas être totalement au rendez-vous de ses engagements de masse s’il lance en parallèle une vaste offre de RAD. Et donc que le gendarme des télécoms brandisse son bâton, et le sanctionne d’une lourde amende. Hors aux dires d’une source proche d’Orange, l’Arcep ne veut pas entendre parler du moindre retard dans la zone moyennement dense. Et pas question, du point de vue de l’opérateur historique, de risquer la moindre sanction. Laquelle ne manquerait pas de miner encore son cours de Bourse.
Interrogée par La Tribune sur ce dossier, Laure de La Raudière se refuse à tout commentaire. « Joker ! », nous lance-t-elle. Selon nos informations, le régulateur souhaite, quoi qu’il en soit, que la proportion de raccordable sur demande demeure « raisonnable ». Sinon, le risque est grand qu’Orange ne puisse respecter le délai de raccordement de six mois. Le gouvernement, de son côté, déplore cette défiance entre l’opérateur et l’Arcep. Le cabinet de Cédric O appelle les acteurs à normaliser leur relation.
« Face à une situation qui comporte encore beaucoup d’inconnues sur les moyens d’atteindre l’objectif, pour avancer de manière constructive, il faut un minimum de confiance entre, d’une part, l’opérateur et, d’autre part le gouvernement et le régulateur », nous explique-t-on.
L’exécutif hausse le ton
Le gouvernement espère un rabibochage dans les plus brefs délais, et met la pression sur l’opérateur historique. « Nous espérons qu’Orange va rapidement confirmer son offre de RAD, poursuit le cabinet. Nous considérons que si nous n’avons pas de visibilité en septembre, il sera probablement trop tard. Si les choses en restaient là, nous commencerions à douter du maintien de l’excellente dynamique de déploiement d’Orange en 2022… » Dans ce scénario, l’exécutif n’hésiterait pas, nous dit-on, à activer le L33-13, synonyme de sanction.
Si l’exécutif se montre aussi déterminé, c’est parce que le sujet de l’accès à la fibre est devenu une priorité politique. A son arrivée à l’Elysée, Emmanuel Macron a pris un engagement : celui d’apporter l’Internet à très haut débit à tous les Français d’ici à 2022. Alors que la présidentielle se rapproche à grands pas, son gouvernement veut à tout prix éviter que cette promesse ne soit pas tenue.
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