Au Soudan, le gouvernement rêve de relancer le projet agricole de la Gezira

Autrefois pilier de l’économie soudanaise grâce à ses exportations de coton, le plus grand projet d’agriculture irriguée du continent africain n’est plus que l’ombre de lui-même.

« Ce projet, c’est un cadeau de la nature arrangé par la main de l’homme », s’exclame Mohammed Abdallah. « Mais il est à bout de souffle », ajoute-t-il. Assis sur une charrette chargée de sacs de graines, ce paysan d’une soixantaine d’années s’apprête à semer une poignée d’hectares de coton. Dans une odeur de fumier et de terre mouillée par les premières pluies, sa mule s’ébroue le long de l’un des milliers de canaux d’irrigation qui quadrillent le paysage à perte de vue.

Situé à 250 kilomètres au sud de Khartoum, l’Etat de Gezira (« île » en arabe), coincé entre le Nil Bleu et le Nil Blanc, abrite un mégaprojet agricole, le « projet de la Gezira », imaginé au début du siècle dernier par les colons britanniques pour alimenter en coton leurs industries textiles. Inauguré en 1925 avec la construction du réservoir de Sennar, en amont du Nil Bleu, le projet a été agrandi après l’indépendance du pays, en 1956, couvrant une superficie de près d’un million d’hectares de terres fertiles.

Source : gouvernement soudanais. 

Du fait de la gravité, les eaux du Nil s’engouffrent dans un labyrinthe de canaux séparés par une série d’écluses avant d’inonder en bout de course les sillons creusés par les agriculteurs. Mohammed Abdallah fait la moue. Cette année encore, l’eau est arrivée en retard et en faible quantité jusqu’à ses parcelles situées en aval du projet. « Si tu es au bout du canal, tu n’as plus d’eau, ceux d’avant ont tout utilisé. Il y a une vingtaine d’années, le projet était encore soutenu par l’Etat, qui payait pour l’entretien des canaux, mais aujourd’hui ils sont dans un état déplorable. Il n’y a plus d’investissement public, plus d’administration », vocifère-t-il.

Vestiges d’une grandeur passée

A son apogée dans les années 1970, le projet de la Gezira représentait le tiers de l’économie du Soudan, produisant chaque année des centaines de milliers de tonnes de coton. Désormais, le coton ne figure plus en haut de la liste des exportations soudanaises, remplacé depuis par l’or, la gomme arabique, le sésame ou les arachides. « L’efficacité du projet résidait dans son organisation stricte. Des ingénieurs agricoles étaient répartis aux quatre coins des exploitations et veillaient à la bonne distribution de l’eau », rappelle Izaat Tahir, chercheur à la Corporation de recherche agricole de la Gezira.

Selon cet agronome, le lent dépérissement du projet a culminé en 2005 avec la réforme de libéralisation entreprise par Omar Al-Bachir, sur les recommandations de la Banque mondiale. Comme avec le chemin de fer, l’ex-président soudanais a entrepris de briser le monopole étatique sur la Gezira. En décapitant l’administration du projet, la réforme a permis de favoriser les soutiens du régime, enrichis grâce à l’essor du secteur privé. Sur les 12 000 salariés qui travaillaient pour le projet avant l’arrivée au pouvoir du régime militaro-islamiste en 1989, il n’en reste que 2 000 aujourd’hui. Vestiges d’une grandeur passée, les vieux bâtiments qui abritaient les ingénieurs du projet prennent aujourd’hui la poussière.

A partir de 2005, les propriétaires terriens de la Gezira ont non seulement pu agrandir leurs parcelles mais également s’affranchir des normes strictes qui leur imposaient de planter principalement du coton. La plupart des agriculteurs se sont tournés vers des cultures vivrières (aubergines, haricots, concombres) qui permettent plusieurs récoltes par an. « Le coton n’est plus du tout la priorité. Le modèle a changé. L’idée, c’est de faire des profits rapides, sans considération pour la terre et ses propriétés », déplore Magdi El-Gizouli, chercheur au Rift Valley Institute.

Un agriculteur et sa remorque pour transporter des semences et des engrais, près d’El Kamilin, dans l’Etat de Gezira, au Soudan, le 17 juin 2021. 
Un agriculteur reconstruit une petite maison sur ses terres, après qu’elle a été détruite par la pluie et le vent, près d’Al Damazin, dans l’Etat du Nil Bleu, au Soudan, le 21 juin 2021. 
Un atout majeur pour l’économie du pays

Avec la mixité des cultures, les maladies se développent, mais, surtout, l’utilisation de l’eau n’est pas optimisée et la terre s’appauvrit, entraînant une baisse des rendements pour les agriculteurs. Sans soutien de l’Etat, confrontés à des pénuries d’essence et une inflation galopante, ils sont de plus en plus nombreux à passer des contrats avec des entreprises privées pour s’assurer un revenu. Ces dernières s’octroient un pourcentage sur les récoltes en échange de la fourniture des graines et des fertilisants.

« Ne pouvant acheter la terre, qui appartient toujours à plus de 50 % à l’Etat, elles ont trouvé d’autres façons de la contrôler. Les paysans ne possèdent plus les moyens de production », dénonce Mohammed Isaac, militant de longue date du projet aux côtés des paysans, plusieurs fois emprisonné sous le régime d’Al-Bachir.

Aujourd’hui, plus de 130 000 familles vivent toujours de l’exploitation de leurs terres dans la Gezira. Après la chute d’Omar Al-Bachir, en avril 2019, le gouvernement de transition a promis de faire renaître le projet de ses cendres, considérant que le « grenier du Soudan » (qui produit 50 % des stocks de blés) pourrait toujours constituer un atout majeur pour l’économie du pays. Le ministère des finances s’est engagé à participer à hauteur de 4 milliards de livres soudanaises (environ 7,6 millions d’euros) pour réamorcer le projet. Et 60 millions de dollars (51 millions d’euros) sont attendus de la Banque mondiale.

« C’est la première fois que ça arrive en trente ans », affirme Elsidieg Abashera, le président du conseil d’administration du projet. « Nous souhaitons que la Gezira joue à nouveau le rôle qu’elle jouait à l’époque. Nous allons revenir à la plantation de coton », poursuit l’homme d’affaires, nommé à son poste après la révolution. Cette saison, près de 20 000 hectares de coton ont été plantés par la nouvelle administration, qui nourrit l’ambition de ne plus seulement exporter de la matière brute mais des produits transformés dans les usines et les filatures rachetées par le gouvernement.

Des agriculteurs cultivent du sésame près d’Al Damazin, dans l’Etat du Nil Bleu, au Soudan, le 21 juin 2021. 
Muhammad Abdullah sur la route avec un troupeau de moutons, près d’Al-Kamilin, dans l’Etat de Gezira, au Soudan, le 17 juin 2021. 
« Un peu d’espoir est revenu »

« Face à la situation économique déplorable dont nous avons hérité du régime précédent, nous sommes dépassés par tous les défis à relever », reconnaît Elsidieg Abashera. La priorité de son mandat est la rénovation des canaux d’irrigation. Selon les études réalisées par le ministère de l’irrigation, le Soudan devra réunir plus de 750 millions de dollars pour les réhabiliter. Pour cela, le gouvernement mise tout sur les investisseurs étrangers, qui reviennent timidement depuis la conférence de Paris organisée en mai en soutien à la transition soudanaise.

Vêtu de sa galabiyah blanche, Mohammed Abdallah emprunte le chemin du retour, longeant le canal où des vaches paissent paisiblement, les genoux dans l’eau marronnasse. Devant la mosquée de son village, des hommes partagent le thé en attendant la prière. Beaucoup ont pâti du règne du Parti du Congrès national, qui a mené dans la région une politique de développement à géométrie variable. « Si tel village était opposé au parti, vous pouviez être sûr qu’aucun service n’atteindrait la zone », raconte Saddiq Abdallah, un ingénieur de 28 ans, pointant du doigt l’école et les poteaux électriques que les villageois ont construits de leurs mains.

Hassan Gad construit une maison près d’Al-Hasahisa, dans l’Etat de Gezira, au Soudan, le 19 juin 2021. 

La plupart affichent leur soulagement deux ans après la chute d’Omar Al-Bachir. « Un peu d’espoir est revenu », lâche l’un d’entre eux, arborant un tee-shirt des Forces de la liberté et du changement, une coalition de partis civils qui a accédé au pouvoir avec la chute du dictateur. « Le régime précédent a voulu faire du capitalisme à outrance pour se financer. Nous espérons que le gouvernement actuel va marquer une rupture », résume Altayyeb Imam, agitant ses mains creusées par les rides. « Enfin, pour le moment, les autorités promettent beaucoup de choses, mais concrètement rien n’a encore été fait », reconnaît cet ancien du village. Pour ces paysans de père en fils, relancer le projet de la Gezira semble très ambitieux, mais il est impensable de l’abandonner.

Source: lemonde

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