Quand Bollywood danse et chante pour Narendra Modi avant les élections en Inde

Célèbre dans le monde entier pour ses chorégraphies millimétrées, une partie de l’industrie cinématographique en langue hindi, plus connue sous le nom de Bollywood, s’est aussi mise au service de la propagande du parti au pouvoir. Héros hindous vertueux affrontant de vilains musulmans, les intrigues reflètent la vision violemment nationaliste du BJP, le parti du Premier ministre Narendra Modi, favori des élections générales qui se déroulent du 19 avril au 1er juin. 

Deux mois avant le coup d’envoi des élections générales de 2024, Narendra Modi visitait la région de Jammu, dans le nord de l’Inde. À l’occasion d’un rassemblement public, il se lançait alors dans la promotion d’un long-métrage tout droit sorti des studios de Bollywood.  

« J’ai entendu dire que, cette semaine, un film sur la question du ‘370’ allait être diffusé », déclarait-il à ses partisans, brandissant des bannières de son parti, le Bharatiya Janata Party (BJP). Le Premier ministre indien faisait ici référence au film « Article 370 », un thriller politique glorifiant la décision controversée de son gouvernement d’abroger l’article 370 de la constitution indienne, en 2019. 

Cette mesure a privé le Jammu-et-Cachemire, la seule région à majorité musulmane du pays, de l’autonomie partielle dont elle jouissait.

Et ce coup de force législatif s’est accompagné d’un verrouillage sécuritaire sans précédent, avec notamment la coupure d’Internet pendant des mois et la détention d’hommes politiques de premier plan opposés à cette décision. Les organisations de défense des droits humains ont depuis abondamment documenté les abus et le recul démocratique liés à l’abrogation de l’article 370.

Mais si les critiques affirment que l’article 370 symbolise les politiques antimusulmanes de Narendra Modi, ces dernières restent populaires auprès de sa base électorale hindoue.  

« Je n’ai pas vu ce film, j’en ai seulement entendu parler hier sur une chaîne de télévision », a continué le Premier ministre indien. « C’est un bon film.

Ce sera bien de montrer aux gens des informations correctes. » 

Quelques heures plus tard, ce coup de communication gouvernemental était salué par Yami Gautam Dhar, l’actrice principale d' »Article 370″ – qui est aussi l’épouse du producteur et scénariste du film. « C’est un honneur absolu de voir le Premier ministre Modi parler du film ‘Article 370’ et mon équipe et moi-même espérons qu’il dépassera les attentes », a-t-elle écrit dans un message posté sur X. 

Si le soutien de Bollywood au parti de Narendra Modi n’est pas un phénomène nouveau, l’industrie cinématographique basée à Bombay s’est surpassée lors de cette campagne électorale, produisant à la chaîne des films nationalistes conspués par une opposition indienne affaiblie.

La semaine dernière, c’était au tour de l’État du Kerala, dans le sud de l’Inde, de faire la Une des journaux télévisés.

Le Kerala, qui compte d’importantes communautés musulmanes et chrétiennes, est dirigé par une alliance de partis de gauche opposés au gouvernement nationaliste hindou de Modi mais le BJP espère remporter davantage de sièges dans cette région lors des élections législatives de 2024.

Alors quand le radiodiffuseur national Doordarshan, propriété du gouvernement central, a annoncé la diffusion, à la télévision, le 5 avril du film « The Kerala Story », le gouvernement de l’État s’y est opposé. Accusé d’inciter à « la haine », ce long-métrage a déjà été interdit dans certains États contrôlés par l’opposition l’année dernière.

Bien qu’il soit un succès au box-office, ses détracteurs estiment qu’il incite à des sentiments négatifs à l’égard de la minorité musulmane.

Le ministre en chef du Kerala, Pinarayi Vijayan, a demandé le retrait de sa diffusion et a déclaré que Doordarshan « ne devait pas devenir une machine de propagande » pour le BJP. « Le Kerala s’opposera fermement à ces tentatives malveillantes de semer la haine », a déclaré Pinarayi Vijayan dans un communiqué.

De l’unité nationale à la guerre contre Bollywood

L’Inde s’enorgueillit d’être le plus grand producteur de films au monde avec environ 2 000 films sortant chaque année de ses studios, dépassant de loin les quelque 500 films annuels d’Hollywood. Basé à Bombay (aujourd’hui Mumbaï), la plus grande ville du pays, Bollywood désigne le segment en langue hindi de l’industrie cinématographique de ce pays multilingue. 

Depuis sa naissance dans les années 1890, Bollywood a toujours reflété l’air du temps en Inde.

Dans les années qui ont suivi l’indépendance, l’heure était ainsi à la célébration de l’unité nationale avec des films mêlant divertissement populaire et message politique. Si bien que dans les années 1960 et 1970, le genre « bhai-bhai » (frères hindous-musulmans) était particulièrement apprécié.

L’histoire racontait le plus souvent le destin brisé de frères séparés à la naissance et élevés dans des religions différentes mais qui finissaient par se retrouver pour renforcer leur « insaniyat » (humanité) commune.

En parallèle, le gouvernement indien a soutenu un cinéma d’auteur abordant des thématiques sociales difficiles et anti-establishment telles que la violence du système des castes, les soulèvements paysans ou encore les liens entre la pègre et le monde politique.

Des productions désormais à mille lieues de la grande majorité des films de l’ère Narendra Modi, qui mène une guerre sans merci contre Bollywood. 

Le BJP a utilisé « des outils puissants pour restreindre la liberté créative de Bollywood – en particulier l’influence des musulmans », note l’écrivain Aatish Taseer dans un article paru en 2021 dans le magazine américain The Atlantic.

« Les mesures préconisées par le gouvernement Modi comprennent des enquêtes fiscales sans discernement, des accusations créées de toutes pièces à l’encontre des acteurs et des réalisateurs, des mesures d’intimidation et de harcèlement en réponse à certains films et émissions de télévision, et d’envoyer les forces de l’ordre à la porte des professionnels de l’industrie qui ne rentrent pas dans le rang ».

À l’approche des élections de 2024, l’instrumentalisation de Bollywood en tant qu’outil de propagande a atteint de nouveaux sommets, selon Nandini Ramnath, critique et rédactrice en chef de films à Scroll.in, un site d’information en ligne indien de premier plan.

« Les films de propagande actuels ont des thèmes qui reflètent étroitement, et parfois en miroir, l’idéologie, l’agenda politique et les thèmes favoris du parti au pouvoir.

Ces films sont parfois comme des extensions audiovisuelles du manifeste du BJP. Ils choisissent des sujets qui intéressent le parti au pouvoir et qui sont abordés dans cette campagne. Il n’y a aucune tentative de critique ou de remise en question, même légère, des motivations du gouvernement », estime Nandini Ramnath. « Les films sont ouvertement et fièrement partisans, créant une sorte de cinéma pro-gouvernemental qui n’a jamais été vu à cette échelle ».

Gentils hindous versus méchants musulmans

« Article 370 », qui a reçu l’aval de Narendra Modi avant sa sortie, est ainsi un parfait exemple de ce genre cinématographique taillé pour les périodes préélectorales. Multipliant les raccourcis, le film raconte l’histoire d’une agente du renseignement et d’une bureaucrate de New Delhi chargées de mettre en œuvre une vieille promesse du BJP : mettre fin au statut spécial accordé au Cachemire, province meurtrie par une insurrection séparatiste. 

Bien évidemment tout réussit à ces deux héroïnes à la beauté irréelle et au mental d’acier. En revanche, les héros masculins ne font même pas semblant d’être des personnages de fiction. Le Premier ministre, qui n’est pas nommé, est un sosie de Modi, arborant sa barbe et ses vêtements argentés caractéristiques.

Le ministre de l’Intérieur a également été écrit pour ressembler trait pour trait à l’intransigeant Amit Shah.

Et puis il y a l’incontournable méchant de Bollywood : le musulman terroriste. Mais pas n’importe lequel. Il s’agit ici de Burhan Wani, un militant charismatique du Cachemire tué à l’âge de 22 ans lors d’une fusillade avec les forces de sécurité indiennes en 2016. Ses funérailles ont attiré des milliers de personnes en deuil.

Considéré comme un terroriste par l’État indien, Burhan Wani incarnait pour de nombreux habitants de la région l’esprit de résistance et les aspirations politiques d’une jeune génération qui n’avait pas encore été écrasée par des décennies d’une contre-insurrection brutale. Un point de vue totalement occulté dans « Article 370 ». Dans la nouvelle série de films de propagande de Bollywood, les musulmans ne peuvent être que diaboliques.

Autre exemple avec « The Kerala Story », un long-métrage censé alerter sur les dangers du « jihad de l’amour ».

Cette théorie du complot repose sur l’obsession de la pureté communautaire largement diffusée par le BJP et prétend que les hommes musulmans séduisent les femmes hindoues pour ensuite les forcer à rejoindre les rangs de l’organisation État islamique (EI). Ces dernières années, cette rumeur relayée par les cadres du parti au pouvoir a conduit plusieurs États à adopter des lois qui criminalisent toute conversion religieuse par le mariage.

L’archétype du musulman terroriste n’a toutefois pas été inventé par le régime actuel.

Son apparition sur les écrans remonte à l’insurrection du Cachemire à la fin des années 1980, rappelle l’historien et critique de cinéma Karan Bali. « Les films les plus récents sont cependant différents parce qu’ils sont beaucoup plus crus et directs dans leur représentation d’un musulman qui serait nécessairement l’ennemi. Ces films sont noirs ou blancs, sans nuance de gris », analyse-t-il.

Des productions cajolées par le pouvoir 

Si ces films de propagande ne sont pas toujours synonymes de succès au box-office, ils sont rarement des flops. Le risque est donc modéré pour les producteurs, ce qui entraîne une surabondance de ce type de longs-métrages sur le marché indien.

Les films soutenant les politiques nationalistes hindoues de l’administration Modi bénéficient par ailleurs souvent d’avantages fiscaux dans les États gouvernés par le BJP. « Cela signifie que le prix des billets est beaucoup plus bas, ce qui encourage évidemment plus de gens à aller les voir », précise Karan Bali, notant que dans certains cas les ministères vont jusqu’à offrir des tickets aux fonctionnaires.

« Lorsque Modi et ses ministres soutiennent publiquement un film et que celui-ci bénéficie ensuite d’avantages fiscaux, cela indique que les dirigeants approuvent non seulement ces films, mais aussi qu’ils méritent d’être vus par le grand public », explique Nandini Ramnath.

Avec une population de 1,4 milliard d’habitants, le pays le plus peuplé du monde dispose d’un calendrier de vote étendu pour gérer les défis logistiques liés à l’organisation d’élections nationales. Le scrutin de 2024, qui aura lieu de la mi-avril au début du mois de juin, se déroulera en sept phases, ce qui permettra aux films d’atteindre plus facilement leur public cible.

Le film « The Sabarmati Report », par exemple, sortira le 3 mai, soit quatre jours avant les élections dans l’État du Gujarat, dont est originaire Narendra Modi. Il tire son nom du Sabarmati Express, le train qui a fait la Une des journaux en 2002, lorsque 59 pèlerins hindous qui se trouvaient à bord ont été tués dans un incendie près de la gare de Godhra.

Le drame a déclenché l’une des pires émeutes antimusulmanes de l’Inde. Narendra Modi, qui était alors ministre en chef du Gujarat, a toujours nié les allégations de complicité dans les violences.

Même si l’actuel Premier ministre a été blanchi par la justice, les émeutes de 2002 restent un sujet extrêmement sensible en Inde.

L’année dernière, la série documentaire en deux parties de la BBC, « The Modi Question », qui examinait ses actions pendant le carnage, a été interdite dans le pays. Les bureaux indiens de la BBC ont ensuite été perquisitionnés par les autorités fiscales. Le gouvernement indien a nié à l’époque tout lien entre ce documentaire et les perquisitions.

La sortie dans les salles obscures de « Rapport Sabarmati » quelques jours avant les élections au Gujarat envoie donc un signal fort en tentant de graver dans le marbre le récit officiel de l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire de l’Inde. 

Dans son discours du 20 février faisant la promotion du film « article 370 », le Premier ministre nationaliste s’est fendu d’une plaisanterie sur ce chiffre censé porter bonheur au parti au pouvoir.

« Mes amis, regardez la force de l’article 370. À cause de ce 370, les gens nous donneront aujourd’hui 370 sièges aux élections et 400 sièges au parlement », a-t-il déclaré, faisant référence à l’objectif du BJP d’obtenir la majorité absolue dans la chambre basse du parlement indien, qui compte 545 sièges.

Narendra Modi peut se montrer confiant.

Après deux mandats, il reste très populaire auprès d’une large frange de la population et, selon les analystes, rien ne semble devoir l’arrêter. Cependant, les élections indiennes peuvent parfois réserver des surprises.

Le scrutin qui débute le 19 avril pourrait alors devenir un excellent film à regarder.

france24

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