Vente de la bibliothèque de Senghor : un « enjeu symbolique fort » pour le Sénégal et la France

L’État sénégalais a entamé des négociations avec l’héritière de Léopold Sédar Senghor, défunt premier président du pays, pour acquérir quelque 340 ouvrages de sa bibliothèque. Cette vente, initialement prévue aux enchères dans la ville de Caen, est un sujet sensible qui sera scruté avec beaucoup d’attention à Dakar, souligne l’historien Amzat Boukari-Yabara.

Entretien.

Des ouvrages de Jacques Prévert, Aimé Césaire ou bien encore François Mitterrand, dont des exemplaires rares, tous dédicacés…

Une bibliothèque de 343 volumes ayant appartenu à Léopold Sédar Senghor, poète, écrivain et premier président du Sénégal, devaient être mis aux enchères mardi 16 avril dans la ville de Caen. La vente a finalement été suspendue à la demande de l’État sénégalais qui s’est porté acquéreur des livres.

« Sur instructions » du nouveau président sénégalais Bassirou Diomaye Faye, des discussions avec le commissaire-priseur et l’héritière ont été engagé afin de conclure un « accord très rapidement » pour « rapatrier les œuvres au Sénégal », a expliqué l’ambassadeur du Sénégal en France, El Hadji Magatte Seye.

Le pays compte ensuite mettre ces ouvrages à disposition des citoyens dans un musée Senghor prochainement crée pour rendre hommage au « père fondateur de la nation du Sénégal, homme de culture et homme d’une dimension mondiale, qui est en lui-même un symbole de trait d’union universel entre les peuples », souligne la même source.

Député en France (1945-1959) avant de devenir chef d’État dans son pays (1960-1980), Léopold Sédar Senghor, mort en 2001, a été l’une des figures de proue de la Négritude, mouvement pour la défense des valeurs culturelles du monde noir qu’il a fondé dans les années 1930, au côté du Martiniquais Aimé Césaire et du Guyanais Léon Gontran Damas.

Pour analyser les enjeux de cette vente et analyser le parcours de Léopold Sédar Senghor, France 24 s’est entretenu avec l’écrivain et historien, Amzat Boukari-Yabara, spécialiste de l’Afrique de l’Ouest et signataire d’une pétition en faveur de l’acquisition par le Sénégal de cette bibliothèque.

France 24 : Vous avez pris position en faveur de l’envoi au Sénégal de ces œuvres ayant appartenu à Senghor, pour quelles raisons ?

Amzat Boukari-Yabara : Il paraît logique que les archives des anciens présidents africains retournent en Afrique. Certes, Léopold Sédar Senghor a exercé des fonctions prestigieuses en France, où il a été ministre avant l’indépendance puis plus tard membre de l’académie française, mais c’est quand même au Sénégal, en tant que premier président, que s’est écrit la partie la plus importante partie de sa carrière.

Ensuite ces négociations entre l’État sénégalais et les héritiers de Senghor s’inscrivent dans un contexte particulier, alors qu’un travail a été entamé sur la restitution du patrimoine africain. Dans ce cadre, l’État français pourrait faire en sorte de récupérer ces archives et les restituer.

Enfin, pour favoriser le travail des chercheurs, il est important que les archives de ces personnalités historiques demeurent accessibles et ne soient pas dispersées. Même si les influences et lectures de Senghor sont déjà connues et que sa bibliothèque ne devrait pas permettre de découvertes particulières, l’État sénégalais compte intégrer ces ouvrages à un musée. En 2013, l’ancien président Macky Sall avait par ailleurs déjà fait en sorte d’acquérir une série d’objets de l’ancien président. C’est donc une démarche qu’il faut soutenir.

Intellectuel engagé à gauche et défenseur de l’universalisme, Léopold Sédar Senghor a fait l’objet de nombreuses critiques pour sa gestion autoritaire du Sénégal (1960-1980). Comment expliquer cette dualité ?

Elle vient du fait qu’il a exercé une présidence bien éloignée du poète qu’il était. Il a longtemps géré le pays sans partage, à la tête d’un parti unique en réprimant toute opposition, avant de se retirer et de laisser place à son dauphin, le Premier ministre Abdou Diouf. On lui reproche également sa grande proximité avec la France et de ne pas être parvenu à mettre en place une coopération réciproque.

À son crédit, il a maintenu une certaine stabilité et apporté du prestige international au Sénégal de part sa carrière de poète mais également à travers ses projets culturels. C’était un président intellectuel, lettré qui a favorisé le monde des arts, par le biais notamment du « Festival Mondial des Arts Nègres », lancé en 1966. Il a fait de Dakar une scène incontournable de la culture. Son accession au pouvoir était également un symbole d’ouverture fort, étant lui-même chrétien dans un pays très majoritairement musulman.

Près de 25 ans après sa mort, toutes ces facettes demeurent : un personnage fait de contradictions, culturellement très ouvert mais autoritaire et fermé dans l’exercice du pouvoir.

La vente de la bibliothèque de Senghor intervient alors que le Sénégal traverse une période de changement politique avec l’élection, il y a quelques semaines, du président Bassirou Diomaye Faye. Comment est perçu le premier président du pays aujourd’hui et quel héritage a-t-il laissé ?

Léopold Sédar Senghor est incontestablement l’un des Sénégalais les plus connus au monde. C’est le père de l’indépendance et il est toujours célébré pour ses écrits et les valeurs d’universalisme qu’il a incarné. L’ancien aéroport international de Dakar porte son nom, il y a un stade Senghor dans la capitale et une statue à son effigie a également été érigée.

Sur le plan politique, son héritage est moins visible aujourd’hui. L’écrasante majorité des Sénégalais n’étaient pas nés lorsqu’il a quitté le pouvoir. Depuis, il y a eu une alternance et le paysage politique a changé. Il incarne également le lien entre la France et le Sénégal. Il a été secrétaire d’État, ministre conseiller et député dans l’hexagone avant de diriger son pays.

Il est ensuite revenu en France, dans sa maison de Verson, où il a repris ses activités culturelles jusqu’à sa mort, à l’âge de 95 ans.

Ses obsèques à Dakar avaient donné lieu à un incident diplomatique avec Paris car ni le président Jacques Chirac ni son premier ministre Lionel Jospin n’avaient fait le déplacement, ce qui avait été perçu comme un affront. Vingt-trois ans plus tard, force est de constater qu’aucune démarche institutionnelle en France n’a été entreprise pour conserver ce patrimoine.

Il est tout de même regrettable de devoir arriver au stade d’une vente aux enchères pour se saisir du problème.

La vente de la bibliothèque est un enjeu symbolique fort pour la relation entre Paris et Dakar. Ce sujet sera scruté très attentivement au Sénégal. Il pourrait causer un nouvel incident diplomatique mal venu, alors même que le nouveau gouvernement sénégalais a affirmé qu’il comptait revoir le partenariat avec la France.

france24

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