Près d’une semaine après l’attaque inédite de l’Iran contre Israël, la Jordanie, coincée entre les deux ennemis, scrute avec fébrilité la réponse de l’État hébreu. Historiquement partisan d’une neutralité dans la lutte d’influence entre la République islamique et Israël, le royaume hachémite voit sa posture d’équilibre menacée.
C’est un véritable jeu d’équilibriste. La Jordanie, obsédée depuis toujours par le maintien de la stabilité avec ses voisins israélien et iranien, a été rattrapée par la guerre qui se joue à sa porte. Dans la nuit du 13 avril, le royaume hachémite a participé à l’interception à ce qu’il a désigné comme des « engins volants » ayant pénétré dans son espace aérien lors de l’attaque historique de drones et de missiles menée par l’Iran contre l’État hébreu.
De quoi ébranler sérieusement le petit pays qui redoute d’être entraîné, bien malgré lui, dans une escalade entre les deux ennemis.
Dès le lendemain de l’attaque, le gouvernement jordanien a multiplié les messages pour expliquer qu’il s’agissait simplement d’autodéfense. « Les drones et les missiles qui sont entrés dans notre espace aérien la nuit dernière [samedi, NDLR] ont été traités et affrontés de manière préventive sans mettre en danger la sécurité de nos citoyens et des zones résidentielles et peuplées. »
Toute menace, y compris venant d’Israël, aurait été traitée et le sera de la même manière, a précisé le ministre jordanien des Affaires étrangères, Ayman Safadi, lors d’une prise de parole à la télévision d’État.
La Royal Jordanian Air Force (RJAF) a d’ailleurs immédiatement intensifié ses opérations aériennes pour empêcher toute intrusion non autorisée dans l’espace aérien du royaume.
« La Jordanie est le couloir principal pour attaquer Israël depuis l’Iran, qui a violé la souveraineté et l’espace aérien jordanien, confirme Jalal Al Husseini, chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) à Amman. Sans même penser à Israël, la Jordanie a tenu à ce que sa souveraineté et son espace aérien soit respectés. »
NEW: Months of protests in #Jordan that turned more pro #Hamas lately, threats by Iraqi militia leader to flood country with weapons and the latest #Israel–#Iran tit-for-tat have all sounded the alarm in #SaudiArabia & #UAE about Jordan’s stability https://t.co/yhDFGiQB0i
— Sam Dagher (@samdagher) April 16, 2024
Des relations historiquement « froides » avec l’Iran
Applaudie par les Israéliens et les alliés américains, cette implication inédite de la Jordanie a, sans surprise, provoqué l’ire de l’Iran. Selon une source militaire citée par l’agence de presse iranienne Fars, la Jordanie pourrait être la « prochaine cible » si Amman agit en faveur d’Israël.
« L’Iran est considéré comme une puissance menaçante pour l’équilibre et la stabilité régionale », explique Jalal Al Husseini.
En 2004, le roi Abdallah II de Jordanie avait lui-même mis en lumière l’existence de ce qu’il appelait « le croissant chiite » dans la région. « À l’époque, il s’agissait de l’Iran, l’Irak et du Liban, et désormais on y ajouterait le Yémen. Il dénonçait une menace qu’il fallait contenir et de minimiser au maximum. Les relations ont donc toujours été très froides. »
Si Amman a maintenu une ambassade à Téhéran et inversement, la Jordanie s’est toujours inquiétée de l’ingérence iranienne dans ses affaires. Mais aujourd’hui, le ministre des Affaires étrangères Ayman Safadi affirme haut et fort que la Jordanie refuse de devenir « un nouveau terrain de jeu » de la République islamique, dont l’influence est incontestable chez les voisins syrien, libanais, irakien ou encore yéménite.
« Les Iraniens ont les yeux rivés sur la Jordanie, ils la considèrent comme le maillon faible de la région », estime Ghaith al-Omari, chercheur à l’Institut de Washington pour la politique au Proche-Orient, interrogé par The Times of Israël.
Et l’armée jordanienne considère l’Iran comme la menace la plus importante dans la région, en raison de la présence de milices parrainées par l’Iran à la frontière syrienne et à la frontière avec l’Irak. Amman est très préoccupé par l’influence iranienne qui s’étend en Cisjordanie [qui partage une longue frontière avec la Jordanie] à travers le Hamas. »
Hezbollah libanais, Houthis au Yémen… la crainte des « proxys »
La fin de la guerre de l'ombre entre #Israël et #Iran semblait de plus en plus proche depuis l'attaque de Damas >> https://t.co/Dh1Vf4tSsV
Un conflit maintenant au grand jour, dans une région explosive.
Pour se faire une idée, cette carte réalisée récemment par @LEXPRESS pic.twitter.com/UPYgyzdfI4— Hamdam (@Hamdam) April 13, 2024
Au fil des années, ces groupes chiites sont devenus ses « proxys » au Moyen-Orient.
Ces partenaires, comme les milices du Hezbollah au Liban, sont capables d’apporter une aide opérationnelle et militaire aux Gardiens de la révolution en frappant à leur place.
La capacité de nuisance de ces groupes est incontrôlable, comme en témoignent les attaques des Houthis du Yémen sur les navires commerciaux dans la mer Rouge depuis le début de la guerre à Gaza. Depuis 40 ans, cet « axe de résistance » a pour vocation de se dresser contre Israël et les États-Unis surnommés le « petit » et le « grand Satan ».
Pour Nimrod Goren, spécialiste des affaires israéliennes au Middle East Institute, interrogé par l’AFP, l’Iran « pourrait chercher à intervenir en Jordanie et à y changer la situation à son avantage, comme il l’a fait dans d’autres pays.
Cela est en soi une source de grande préoccupation pour la Jordanie ». Un avis partagé par Jalal Al Husseini, qui rappelle que malgré une politique étrangère en général assez « prudente », l’Iran pourrait chercher à intervenir par des menaces terroristes via ses « proxys ».
Ne pas s’impliquer dans la lutte entre Israël et Iran
Faute de leadership dans la région, le royaume se retrouve plus que jamais pris en étau entre les deux belligérants. Et les renvoie dos à dos. « La Jordanie n’a rien à voir avec la lutte d’influence entre le projet perse et le projet sioniste (dans la région), et elle ne veut pas s’impliquer dans un conflit régional », a déclaré à l’AFP l’ancien ministre jordanien de l’Information, Samih Al-Maaytah.
La Jordanie n’est pas le seul État arabe à avoir participé à la défense d’Israël. Même s’ils ont démenti les informations, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont fourni des renseignements sur les plans iraniens aux États-Unis et ouvert leur espace aérien, a rapporté le Wall Street Journal.
Cependant, le royaume hachémite est le seul à partager une frontière, mais surtout à avoir participé activement à l’opération aérienne visant à détruire les drones.
La Jordanie a été le deuxième pays arabe, après l’Égypte en 1978, à reconnaître Israël, en signant les accords de Wadi Araba le 26 octobre 1994. Une manière notamment de sécuriser ses frontières, car à l’issue de la guerre des Six jours remportée par l’État hébreu en 1967, le royaume a perdu la moitié de son territoire, dont la Cisjordanie. « C’est un traité dont elle continue de bénéficier en termes économiques et sécuritaires », précise Jalal Al Husseini.
La Jordanie dépendante d’Israël…
Le royaume reste ainsi dépendant économiquement de l’État hébreu. « Depuis au moins la fin des années 2000, le pays subit une crise économique. Le taux de pauvreté est assez élevé », ajoute Jalal Al Husseini. Dépourvue de ressources naturelles, elle manque notamment cruellement d’eau.
Chaque année, Israël lui fournit ainsi 50 millions de m3 d’eau. En 2014, la Jordanie a également signé un accord portant sur l’importation pendant 15 ans de 2 milliards de m3 de gaz du champ gazier israélien Tamar.
« Il y a beaucoup de tourisme entre les deux pays, de nombreux accords économiques et sécuritaires, mais l’évolution négative de la situation israélo-palestinienne oblige à rester dans une paix froide », souligne Jalal Al Husseini en précisant que « les dirigeants jordaniens ont conscience du côté positif de cette relation ».
…mais soutien indéfectible des Palestiniens
La Jordanie est indissociable de la cause palestinienne. En 1948, lors de la « Nakba » [« la catastrophe » en arabe, NDLR], des milliers de Palestiniens ont pris les routes de l’exode et trouvé refuge au sein du royaume hachémite. En 1967, 200 000 réfugiés palestiniens sont venus les rejoindre lors de la « Naksa » (littéralement « la rechute »).
Aujourd’hui, près de la moitié de la population jordanienne est d’origine palestinienne, dont la reine Rania.
« Contrairement aux autres pays arabes et aux recommandations de la Ligue arabe de 1959, la Jordanie est le seul pays à avoir conféré la citoyenneté (environ 42 % de la population) aux réfugiés palestiniens, explique Jalal Al Husseini. Elle respecte le droit au retour à leur pays de principe, mais la citoyenneté leur permet notamment à la modernisation et à la croissance du pays.
Si on ajoute les Palestiniens qui ont fui la Seconde Intifada mais qui n’ont pas la citoyenneté, on arrive à environ 50 % de la population, même si cela reste un peu tabou. »
La Jordanie est également considérée comme la gardienne des lieux saints à Jérusalem-Est, dont la mosquée Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam mais construite au sommet de ce que les juifs appellent le mont du Temple, le site le plus sacré de leur religion.
Elle collabore donc étroitement avec les services de sécurité et de renseignement israéliens, même si l’arrivée du gouvernement d’extrême droite de Benjamin Netanyahu a tendu les relations.
« Chaque fois qu’il y a eu des exactions du côté israélien, des visites interdites ou des intrusions de colons dans les lieux saints, il y a eu une dénonciation véhémente mais sans jamais toucher aux intérêts israéliens, rappelle Jalal Al Husseini. Les manifestations populaires sont autorisées mais ont deux lignes rouges : les frontières et l’ambassade d’Israël. On peut faire entendre sa voix, mais ça ne va pas plus loin. C’est un jeu d’équilibriste. »
Le royaume très actif depuis l’invasion de Gaza
D’un point de vue purement stratégique, la Jordanie a donc choisi d’être « proche d’Israël et d’essayer de l’influencer plutôt que d’entrer dans une confrontation qui tournerait de toute façon à l’avantage d’Israël ». Depuis les attaques du 7 octobre, la Jordanie a multiplié les appels au cessez-le-feu, au respect du droit humanitaire. Le royaume hachémite a été le premier pays à rappeler son ambassadeur en Israël lorsque la guerre a éclaté à Gaza.
Dans une rare prise de parole accordée à CNN fin octobre, la reine Rania a condamné la réaction du monde occidental.
« C’est la première fois de notre histoire moderne qu’il y a une telle souffrance humaine et le monde ne demande même pas de cessez-le-feu, a-t-elle déploré. Ce silence en dit tellement long – pour beaucoup dans notre région – et il rend le monde occidental complice. »
Le roi Abdallah II, lui, tente tant bien que mal depuis plus de six mois de limiter les risques de débordement du conflit.
Il refuse ainsi tout déplacement forcé de la population gazaouie et maintient que le siège total de l’enclave et son intense pilonnage constituent un « crime de guerre ». Le souverain a également affirmé au président américain Joe Biden que son pays ne deviendrait pas « le théâtre d’une guerre régionale ».
Aujourd’hui, si le Qatar et l’Égypte participent activement aux négociations entre le Hamas et Israël, la Jordanie, elle, ne possède aucun levier. Le Hamas a toujours été perçu comme « un facteur d’instabilité. C’est la raison pour laquelle le roi Hussein a fermé les bureaux du Hamas en 1999 », rappelle le chercheur à l’IFPO.
Depuis le 7 octobre, la population jordanienne a quelque peu changé de regard sur le mouvement islamiste palestinien.
« C’est le seul mouvement palestinien qui tient, par défaut, la dragée haute à Israël. Le fait que le Hamas ait réussi à pénétrer sur le territoire israélien, ce qui paraissait impossible avant le 7 octobre, est perçu comme un exploit militaire, poursuit Jalal Al Husseini. En outre, ces attaques ont permis de remettre la question palestinienne sur l’échiquier régional et mondial alors qu’elle était en berne depuis l’échec des accords d’Oslo.
Le Hamas a aussi réussi à faire plier le gouvernement d’extrême droite en obtenant la libération de prisonniers et plus encore, à empêcher l’accord entre Israël et l’Arabie saoudite. »
Depuis les attaques de l’Iran sur Israël, les regards se sont à nouveau détournés de Gaza. Le ministre jordanien des Affaires étrangères, Ayman Safadi, a appelé la communauté internationale à ne pas tomber dans le piège de l’engrenage iranien.
« Nous sommes contre l’escalade. Netanyahu veut détourner l’attention de Gaza et se concentrer sur sa confrontation avec l’Iran », a-t-il déclaré le 16 avril lors d’une conférence de presse avec son homologue allemande à Berlin.
Proche des Américains
Face à ce risque d’escalade, la Jordanie ne peut aller à l’encontre de son indéfectible allié américain. « Le soutien budgétaire américain (hors aide militaire) à la Jordanie représente ainsi 6 % du budget annuel du royaume », rappelait Marion Sorant, membre associée FMES de l’Observatoire stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, dans un article publié en 2022.
En 2021, un accord de coopération militaire de défense a été signé entre les États-Unis et la Jordanie.
Très controversé, il permet à l’armée américaine de se déplacer librement en Jordanie, qui sert également de base arrière à la coalition anti-Daech [de nombreuses bases militaires françaises et britanniques sont présentes dans le nord du pays, NDLR]. Depuis le début de la guerre à Gaza, de nombreuses manifestations hostiles se sont déroulées non loin des ambassades américaine et israélienne à Amman.
« La population est très consciente que sans le soutien financier, économique, technologique des États-Unis et de l’Union européenne, la Jordanie aurait beaucoup de peine à tenir face à ses voisins », nuance Jalal Al Husseini.
Amman compte donc plus que jamais sur Washington.
« Les États-Unis sont les seuls à pouvoir vraiment faire plier Israël. Mais il ne faut pas oublier que le sort de Netanyahu est lié à Gaza et désormais à l’Iran, rappelle Jalal Al Husseini. Il lui faut une victoire totale à Gaza pour faire oublier l’opprobre du 7 octobre. Il n’a pas le choix. Ou alors ça sera l’Iran.
Mais ça m’étonnerait parce que vraiment personne n’a envie. Y compris l’Iran. »
Alors que la réponse israélienne à l’attaque iranienne se fait attendre, la Jordanie reste sur sa ligne de crête. Toute réponse directe de l’État hébreu signifierait le survol de son espace aérien. « Comme toutes les grandes puissances comme les États-Unis et les autres pays arabes, la Jordanie espère qu’Israël ne va pas contre attaquer de manière directe.
Elle n’a aucune envie d’entrer dans ce conflit. Encore une fois, l’obsession du régime jordanien, c’est la stabilité.
Mais la Jordanie ne tient pas le couteau par le manche, elle ne peut faire pression sur Israël, encore moins sur l’Iran. Elle ne peut pas faire grand-chose, elle attend donc comme les autres, même si elle est plus exposée que les autres pays arabes. »
france24