En Tunisie, depuis l’automne, de plus en plus de migrants subsahariens sont victimes de kidnappings et actes de torture par des gangs criminels composés de Subsahariens et de Tunisiens. Dans un climat général d’hostilité envers les migrants noirs dans le pays, très rares sont ceux qui osent porter plainte.
« Aujourd’hui je ne reconnais pas mon corps. J’ai subi tellement de choses que j’ai de la peine à marcher ». Au téléphone, Vincent* parle d’une voix affaiblie mais déterminée. Ce Camerounais de 37 ans a été enlevé par des Subsahariens au début du mois de mars dans l’appartement où il vivait avec un ami à Sfax, dans le centre-est de la Tunisie.
En pleine nuit, quatre personnes ont fait irruption en réclamant de l’argent. « Tous étaient camerounais, je les ai identifiés à leur accent », se souvient Vincent.
Déçus de ne pas trouver d’argent dans l’appartement, les agresseurs blessent Vincent à coups de gourdin et de couteau, puis le jettent dans un taxi, direction un quartier proche de l’aéroport de Sfax.
Vincent est alors enfermé dans une maison isolée, où se trouve déjà un autre homme. « C’était aussi un Camerounais, il avait été kidnappé avant moi et avait déjà été torturé ». Mais les deux hommes sont rapidement séparés et ne peuvent pas échanger durant leur détention.
7 000 euros pour être libéré
Dans la maison, une dizaine d’hommes – tous camerounais, selon Vincent – font régner la terreur. Dès son arrivée, il raconte avoir été déshabillé, ligoté et battu. « Je suis resté ligoté assis pendant sept jours […] Ils m’ont brûlé avec du plastique fondu et m’ont électrocuté avec un câble branché sur mon oreille. Les ravisseurs passaient un appel vidéo à ma famille pendant qu’ils me battaient. Ils demandaient 4,7 millions de francs CFA (environ 7 000 euros) en échange de ma libération », détaille le Camerounais.
Au bout de quelques jours, la famille de Vincent envoie une partie de la somme demandée et l’un de ses tortionnaires – « qui avait de l’ascendant sur les autres » – décide de le déplacer.
« Il voulait me garder pour lui pour se tailler la part du lion au cas où ma famille enverrait plus d’argent », estime le Camerounais.
Dans la nouvelle maison où il est enfermé, il finit par repérer une fenêtre que l’on peut ouvrir. « Je suis allé vers le chemin de fer que j’ai suivi en direction de Tunis. J’ai marché deux jours avant de trouver quelqu’un qui accepte de me déposer à Hammamet et, de là, je suis allé à Tunis », détaille-t-il.
À Sfax, une économie de la migration
Les kidnappings de migrants subsahariens se multiplient en Tunisie depuis le mois de novembre. En cause : le contexte politique tunisien où les migrants noirs sont ouvertement pris pour cible depuis le discours anti-migrants du président Kaïs Saïed en février 2023.
« Les exilés sont devenus des cibles faciles parce qu’ils n’ont pas d’accès à la justice, et n’ont pas de famille dans le pays », explique une chercheuse tunisienne interrogée par InfoMigrants et souhaitant conserver l’anonymat.
À Sfax en particulier, le trafic de migrants est considéré comme un moyen facile de se faire de l’argent.
La ville est depuis longtemps un point de départ des migrants vers l’Italie et tout un business s’est organisé autour. « Mais on voit maintenant une autre facette de cette économie : des Tunisiens travaillent avec des Subsahariens pour mener ce business des kidnappings avec demandes de rançons. C’est une nouvelle étape dans ce développement de l’économie de la migration », détaille la chercheuse.
« Pour que la famille entende les cris »
À la différence de Vincent qui a été arrêté chez lui, la majorité des migrants sont enlevés près de la frontière algérienne, après avoir été expulsés dans la zone par les autorités tunisiennes – depuis l’été dernier des milliers de migrants sont arrêtés à Sfax ou en mer et envoyés dans le désert.
Les kidnappings surviennent généralement lorsque les exilés tentent de rebrousser chemin vers Sfax.
La plupart payent alors des chauffeurs tunisiens pour les transporter.
Ces derniers les revendent ensuite à des Subsahariens installés dans la ville depuis plusieurs années. « Ils sont là depuis longtemps donc ils se connaissent bien avec les taxis tunisiens », explique Abdoulaye*, un Guinéen de 18 ans enlevé début janvier et envoyé dans un foyer de Sfax.
Le jeune garçon détaille les mêmes violences subies par Vincent. « Les kidnappeurs – des Ivoiriens – ont enlevé tous mes habits […]. Puis, ils m’ont bastonné et mis des coups d’électricité sur le corps et sur le visage. Tu as tellement mal que tu n’arrives pas à parler », se remémore Abdoulaye.
« Ensuite, ils m’ont donné un téléphone pour appeler ma famille.
Et quand on parle avec nos proches, on nous torture pour que la famille entende les cris. Ma famille a payé. C’est obligatoire si tu veux pas perdre la vie […] Même s’ils n’ont pas d’argent, nos proches s’endettent, ils vendent des choses pour qu’on puisse être libéré. » Les proches d’Abdoulaye ont dû verser 800 euros aux trafiquants en échange de sa liberté.
« Un moyen de stigmatiser les migrants »
Que font les autorités tunisiennes face à cette nouvelle forme de criminalité qui vise les migrants ? La police dit manquer de témoignages directs via des dépôts de plainte pour lutter contre ces réseaux tuniso-subsahariens. Mais dans le contexte anti-migrants actuel en Tunisie, et alors que la plupart des exilés sont en situation irrégulière, très rares sont les personnes qui osent pousser les portes des commissariats.
« Les autorités n’ont pas mis en place de moyens pour que les familles puissent témoigner et alerter.
Elles n’ont pas donné de garanties aux victimes et leurs familles qu’elles seront protégées […] en tant que victimes de traite », déplore Romdhane Ben Amor, chargé de communication pour le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES).
Le responsable doute aussi de la volonté des autorités tunisiennes à mettre un terme au phénomène des kidnappings de migrants.
Selon lui, elles pourraient en tirer profit. « Elles disent toujours qu’elles n’ont pas assez d’informations [sur les réseaux tuniso-subsahariens], mais c’est aussi un moyen pour elles de stigmatiser les migrants, dénonce-t-il. Cela leur permet de dire que les exilés sont liés au crimes et qu’ils créent même des réseaux de kidnappings ».
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