Il y a 20 ans jour pour jour, l’Union européenne accueillait dix nouveaux pays, un élargissement sans équivalent dans l’histoire de la construction européenne. Parmi eux, la Pologne, la Hongrie, les pays baltes, la Slovénie, mais aussi la République tchèque, la Slovaquie, Malte et Chypre. Entretien avec Romani Prodi qui était à l’époque le président de la Commission européenne et l’un des principaux artisans de ce qui a pu être présenté comme un « big bang » institutionnel.
RFI: Quelle a été la partie la plus difficile de l’élargissement de 2004 dans vos souvenirs ?
Romano Prodi : C’était un long travail, un très long travail parce qu’il fallait collaborer avec les institutions et aussi avec les sociétés des nouveaux pays membres. Le plus difficile a été la liberté de la presse et l’indépendance de la justice, parce que de nombreux pays étaient d’anciens membres du Pacte de Varsovie et n’étaient pas vraiment habitués à un fonctionnement « normal » des médias et d’une justice indépendante.
Quand le processus a débuté, je pensais que c’était l’économie qui allait poser le plus grand problème, mais c’est la justice, les médias ou encore les droits fondamentaux qui ont posé le plus de difficultés.
Est-ce qu’il a été difficile de convaincre les membres de l’Union européenne de faire entrer autant de pays en une seule fois ?
Oui, au début il y avait du scepticisme. Beaucoup de gens au sein de l’Union européenne trouvaient qu’il y avait trop de candidats. Mais ensuite, il y a eu un sentiment généralement positif. N’oublions pas que c’était vraiment un travail analytique : il fallait segmenter toute la législation en plus de trente chapitres différents, les analyser un par un, les approuver un par un. Ce n’était pas un sprint, c’était plutôt un marathon. Au début, les gens avaient un peu peur. À la fin, c’était un processus accepté par tous.
Vingt ans plus tard, pensez-vous toujours que c’était une bonne idée d’accueillir autant de pays à la fois ?
Une idée fantastique ! Aujourd’hui, nous n’avons qu’un seul problème majeur, celui de la Hongrie. Mais je pense que globalement l’élargissement a été couronné de succès. Et que, même en Hongrie, les résultats économiques ont été fantastiques. Vous savez, nous avions l’idée d’une convergence démocratique puis d’une convergence économique. La convergence économique a été un succès à 100 %. La convergence démocratique a été réussie à 95%…. Donc en gros, on peut dire que c’était un pari gagnant-gagnant.
Au vu des relations avec la Hongrie, n’y a-t-il pas eu un manque de garde-fous qui auraient pu être mis en place au moment de cet élargissement ?
Il est clair que la situation était différente au moment de l’élargissement mais je pense que dans une nouvelle démocratie, on n’est jamais à l’abri d’un retournement de situation. Cela dit, le processus d’élargissement a été conçu comme un processus de long terme. C’est pourquoi je dis que nous avons atteint notre but à 95 %, et non pas 100 %.
Il est maintenant question d’un élargissement tout aussi massif avec l’Ukraine, la Géorgie, les Balkans… Pensez-vous que l’UE devrait continuer à grandir et à s’élargir de la sorte ?
Je pense que nous devons achever et parachever le projet européen. Et j’aimerais qu’il y ait un débat au Parlement à ce sujet. Je l’ai proposé plusieurs fois, je ne l’ai jamais obtenu. Ce que je pense, honnêtement, c’est que l’Europe doit être finalisée mais que les règles existantes ne sont pas adaptées à l’Europe d’aujourd’hui et qu’a fortiori, elles ne seront pas adaptées à l’Europe de demain.
Donc l’Union européenne doit changer les règles ?
Oui, et la première chose à changer, c’est la règle de l’unanimité. Nous devons travailler avec un processus démocratique normal et prendre les décisions à la double majorité : celle des pays et celle de la population afin d’éviter les distorsions démocratiques.
Et puis il y a l’Ukraine…
Pour l’Ukraine, il est clair que cela posera un problème économique avec l’agriculture et c’est justement une raison supplémentaire de changer les règles. Mais je le répète : changer les règles n’est pas un problème pour l’avenir, c’est un problème actuel. D’ailleurs, je l’ai répété devant le Parlement européen : ce n’était pas écrit dans les documents au moment de l’élargissement de 2004, mais tout le monde était d’accord pour dire que cet élargissement devait être accompagné d’un changement fondamental des règles.
Et de ce point de vue, nous ne sommes pas allés assez loin, pas aussi loin que nous l’avions voulu. Le problème de la modification des règles au sein des institutions européennes est donc un problème, je le répète, d’hier, d’aujourd’hui et encore plus de demain.
En dehors de cet aspect, quel conseil donneriez-vous aux dirigeants d’aujourd’hui concernant ce grand projet d’élargissement ?
Je leur dirais : « s’il vous plaît, faites-le bien et faites passer le message qu’il y aura bientôt une seule Europe ! » Parce que le monde va de plus en plus mal. Si nous n’achevons pas le projet européen, nous serons encore plus écrasés qu’aujourd’hui. Et nous le sommes déjà !
Si vous voulez connaître mon opinion, je suis très inquiet. Je suis très inquiet qu’entre la Chine et les États-Unis, sans une politique étrangère commune, sans une armée, nous soyons perdus.
rfi