Après une dangereuse traversée de la frontière biélorusse, Ali, Abdou et Benjamin ont tous les trois été transférés dans des centres pour migrants dits « fermés », à travers la Pologne. L’enfermement dans ces structures, dont l’aménagement s’apparente à la prison, ont de lourdes conséquences psychologiques sur les exilés. Qui peuvent aboutir, dans certains cas, à des tentatives de suicide.
Attablé à une terrasse de café, Ali* frissonne malgré le soleil éclatant. Capuche noire enfoncée sur la tête, il tient fermement entre ses doigts une tasse de thé fumant. Pour quelques heures, l’Irakien de 25 ans est dehors.
Depuis 11 jours, il passe ses nuits et la plupart de son temps dans le centre ouvert de Biala Podlaska, à l’est de le Pologne.
C’est dans cette structure, située à l’écart du centre-ville et entourée de hauts murs de béton gris, que le jeune homme a été transféré après son arrestation à la frontière biélorusse, à une quarantaine de kilomètres de là.
Comme des milliers de migrants qui empruntent chaque année cette route migratoire après un passage par Moscou ou Minsk, munis d’un visa pour l’un de ces deux pays.
Les exilés arrêtés à la frontière polonaise et non refoulés vers la Biélorussie sont tous emmenés après leur interception dans l’un des 16 centres d’accueil – ouverts ou fermés – pour étrangers dont dispose le pays. Ali, lui, a d’abord été emmené dans un centre fermé, géré par les garde-frontières.
Trois jours plus tard, il a finalement été transféré dans une structure ouverte, administrée par l’Office des étrangers. Selon la procédure officielle, « le pays d’origine de la personne arrêtée, sa vulnérabilité, le fait qu’il soit en possession ou non de ses documents d’identité » détermine le centre dans lequel sera hébergé l’exilé, explique Katarzyna Zdanowicz porte-parole des garde-frontières de Podlasie. Un ressortissant syrien par exemple, dont l’expulsion dans son pays d’origine est interdite, sera donc plutôt hébergé dans un centre ouvert.
« Enfermés jusqu’à 23 heures par jour »
En ce qui concerne les demandeurs d’asile en revanche, les contours d’attribution dans les centres sont plus flous. « Les personnes qui demandent une protection sont censées être accueillies en centres ouverts. Mais dans les faits, ce n’est pas toujours le cas, affirme Michal Zlobecki, en charge des Droits des migrants au sein du Commissariat polonais pour les droits humains. C’est une question à laquelle on est très souvent confronté lors de nos visites dans les centres ».
Une situation problématique, « si l’on s’en réfère aux standards internationaux du droit d’asile », pointe-t-il. « Ceux-ci prévoient en effet que les demandeurs soient placés dans des structures distinctes des autres migrants ».
Et bien que la détention des demandeurs d’asile ne soit pas, en elle-même, « totalement interdite », le droit européen « impose tout de même certaines conditions », précise Thibaut Fleury Graff, professeur en droit public à l’université Panthéon Assas.
Celle-ci est soumise, par exemple, « à des contraintes de temps, de deux ou trois mois maximum ».
1/En Pologne 🇵🇱 à 40 km de la frontière biélorusse, se dressent les 2 centres pour migrants de Bialo Podlaska. L’un est un centre de détention fermé, et concerne les exilés sous procédure de retour. Entouré de hauts murs, il fonctionne comme une prison : interdiction d’en sortir. pic.twitter.com/HOlbBnGU5V
— Marlène Panara (@m_panara) April 28, 2024
Dans les faits pourtant, nombreux sont les demandeurs d’asile à être hébergés dans les centres fermés, et ce, durant de longs mois.
Parfois même « jusqu’à un an », affirme Joanna Jarnecka, membre de l’ONG Grupa Granica. En janvier 2023, quatre migrants irakiens détenus à Lesznowola, avaient entamé une grève de la faim pour alerter sur leur situation : cela faisait 17 mois qu’ils étaient enfermés dans le centre, indique le site d’information polonais Wyborcza.
Abdou*, lui, est resté cinq mois au total dans les centres fermés de Biala Podlaska et Lesznowola, près de Varsovie. « Je ne comprenais pas pourquoi j’étais dans cet endroit, qui ressemblait à une prison, alors que je demandais une protection, raconte-t-il. Je n’avais jamais connu ça, l’enfermement. Être privé de liberté, c’est insupportable.
C’était même plus dur que traverser la forêt ».
La conception et l’agencement de certains centres sont calqués sur l’architecture carcérale : murs épais, barreaux aux fenêtres et hauts murs surmontés de barbelés agrémentent par exemple les structures de Bialystok et Przemyśl. Dans un rapport publié en février 2024 qui portait sur des visites effectuées en mars 2022, le Comité anti-torture du Conseil de l’Europe (CPT) « regrette que, malgré ses précédentes recommandations, la norme minimale officielle de 3 m² de surface habitable par détenu (hors installations sanitaires) ne soit toujours pas respectée ».
« La grande majorité des détenus passent des jours et des mois dans un état d’oisiveté, sans activité significative, enfermés dans leur cellule jusqu’à 23 heures par jour », déplore aussi le CPT.
D’après Michal Zlobecki, les conditions de détention se sont tout de même améliorées depuis 2021 et le début de la crise humanitaire. « Dans certaines structures, on a vraiment vu des progrès, sur la taille des chambres ou les infrastructures proposées par exemple. Mais cela reste insuffisant, admet-il, et la détention devrait vraiment se faire à titre exceptionnel. Une cage dorée, cela reste une cage quand même ».
« Une fois, j’ai voulu en finir »
Cette attente interminable entre quatre murs « menace considérablement la santé mentale des demandeurs d’asile », prévient Maria Ksiazak, psychologue qui intervient dans ces structures. « Ces lieux de détention ressemblent beaucoup à ceux où certains exilés ont été détenus dans leur pays, et où ils ont été soumis à la torture. Dans ces conditions, comment partager avec sérénité ses souvenirs, son histoire, lors de l’entretien à la demande d’asile ? ».
« La détention détruit psychologiquement les migrants, abonde Joanna Jarnecka. Enfermés toute la journée avec leurs traumatismes, ils ne font que ressasser leurs souvenirs. Leur souffrance ne fait que grandir, allant parfois, jusqu’à l’irréparable ». Selon l’humanitaire, les tentatives de suicide sont fréquentes à l’intérieur des centres fermés.
Placé trois mois dans un centre ouvert puis trois autres dans un centre fermé malgré sa minorité, Benjamin*, un Camerounais de 16 ans, confie avoir eu « des jours où ça n’allait vraiment pas du tout ». « On nous dit qu’on n’est pas en prison, alors que ça fonctionne pareil : on se lève à heure fixe, on déjeune toujours au même moment, on fait une sortie dans la cour. Me sentir comme un criminel alors que je n’avais rien fait de mal, je trouvais ça tellement injuste, raconte-t-il. Je l’avoue, une fois, j’ai voulu en finir ».
Pour Abdou, « le plus dur, c’était la solitude. Tous les jours. La nuit. Jamais je n’aurais cru souffrir autant dans ma tête … Je préfère ne plus parler de ça ».
« Il m’arrive d’être appelée à l’hôpital car l’un d’entre eux a tenté de mettre fin à ses jours, confirme Maria Ksiazak. Chaque semaine, je passe de longues heures au téléphone avec les plus fragiles, pour tenter de les raccrocher à la vie ».
La porte-parole des garde-frontières Katarzyna Zdanowicz lève les sourcils à l’évocation de ces comportements suicidaires. « Ce sont des choses qu’on leur conseille de dire, pour susciter l’attention des journalistes. Mais ces personnes ne sont pas toujours dans l’état mental qu’elles prétendent », assure-t-elle.
Depuis sa sortie il y a quatre mois, Benjamin, toujours dans l’attente d’une réponse à sa demande de protection, se sent « revivre, petit à petit ».
Intégré à une classe internationale dans un collège de Varsovie, il savoure ces moments avec ses camarades afghan, géorgien, ou ukrainien. « Quand je suis à l’école, j’oublie tout, j’ai l’impression d’avoir une vie normale. Mais quand je me retrouve seul, chez moi, c’est beaucoup plus difficile. D’un coup, toutes mes idées noires reviennent ».
*Les prénoms ont été changés
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