La Russie a dévoilé, mardi, un projet de loi pour redéfinir ses frontières maritimes en mer Baltique. Une initiative contestée dans la région qui s’ajoute à un contexte géopolitique de plus en plus tendu.
Rififi en eaux troubles. Un projet de loi russe, dévoilé mardi 21 mai par le quotidien d’opposition The Moscow Times, sur les frontières maritimes en mer Baltique a causé une levée de bouclier dans les pays baltes et du nord de l’Europe.
“C’est une évidente escalade des tensions [de la part de la Russie] contre l’Otan et l’Union européenne qui nécessite une réponse ferme appropriée”, a affirmé sur X Gabrielius Landsbergis, le ministre lituanien des Affaires étrangères.
“La Russie ne peut pas changer ainsi unilatéralement ses frontières [maritimes]”, a souligné, pour sa part, Ulf Kristersson, le Premier ministre suédois. Même son de cloche en Estonie et en Finlande.
En quoi la Russie a-t-elle pêché ? Difficile à dire précisément. Le texte du projet de loi, déposé le 21 mai et censé prévoir l’extension du domaine maritime russe en mer Baltique d’après le Moscow Times, a disparu. Il a été “supprimé”, indique même le site officiel du registre des lois.
Reculer pour mieux sauter ?
Ce qui ne signifie pas forcément que Moscou a fait marche arrière sur la question. “Un texte similaire relatif à la mer Arctique avait aussi été mis de côté pendant des années par la Russie avant de réapparaître subitement devant la Douma en 2021”, souligne Pierre Thévenin, spécialiste du droit de la mer et des régions arctique et baltique à l’université de Tartu en Estonie.
La Russie aurait donc reculé aujourd’hui pour mieux sauter plus tard ? Moscou s’en défend : « Il ne s’agit pas de redéfinir les frontières maritimes”, a affirmé une source diplomatique anonyme citée par l’agence de presse RIA Novosti, mercredi 22 mai.
“En l’absence du texte, il est difficile de connaître les intentions de la Russie, mais le contexte légal dans cette région maritime au regard de la réglementation russe remonte à 1985”, souligne Lauri Mälksoo, spécialiste de l’histoire du droit soviétique et du droit international à l’université de Tartu. La Russie compte donc s’attaquer en mer Baltique à l’héritage juridique de l’Union soviétique.
Après le démantèlement de l’URSS, un certain flou s’est installé en mer Baltique quant aux frontières maritimes. Ainsi, par exemple, la frontière maritime entre la Russie et l’Estonie est aussi un point qui n’est pas définitivement tranché. “Il y a eu un traité entre les deux pays en 2014, mais il n’a toujours pas été ratifié par la Russie”, note Lauri Mälksoo.
À la base, il y a la ligne de base
C’est donc une région maritime effectivement en mal de clarification. Et Moscou s’abrite derrière ce louable objectif pour justifier son projet de loi controversé. Les autorités russes affirment ainsi qu’elles comptent remettre simplement au goût du jour des tracés permettant de définir les eaux territoriales qui s’appuyaient sur des données géographiques trop anciennes pour être fiables.
En fait, Moscou semble vouloir redessiner en partie ce qui s’appelle la ligne de base, qui permet ensuite de calculer jusqu’où s’étirent les eaux territoriales d’un État.
“La ligne de base correspond à l’expression juridique de la côte et représente la fin du territoire terrestre d’un État”, explique Pierre Thévenin.
La plupart du temps, la ligne de base est assez simple à tracer en suivant la côte, là où on a les pieds mouillés en se baladant. Mais le diable est dans les détails… de l’article 7 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982. Dans certains cas, les pieds mouillés ne suffisent pas. Lorsque la côte est “échancrée et découpée, ou s’il existe un chapelet d’îles le long de la côte”, un État peut créer une ligne de base droite “reliant des points appropriés” selon ce texte juridique.
“Ce sont ces mots qui sont interprétés de manière différente par la Russie et les pays occidentaux”, précise Pierre Thévenin.
Ainsi, dans la région arctique, la bataille diplomatique fait rage autour du tracé de la ligne de base par la Russie qui pourrait lui permettre, ou non, de contrôler des passages entre des îles. Car tout l’enjeu de cette bataille de tracé – en Arctique et peut-être bientôt en mer Baltique – tient à qui détient les clefs de ces eaux.
Il ne s’agit pas tant de repousser les frontières maritimes de la Russie au détriment de la Lituanie ou de la Finlande.
Moscou pourrait, par exemple, inclure certaines îles du Golfe de Finlande (au large de Saint-Pétersbourg) – comme les îles de Hogland – dans son tracé. Dans ce cas, les eaux entre la côte russe et ces îles feraient juridiquement partie du territoire russe et sont considérées comme des eaux intérieures. Conséquence : « dans certains cas, un État peut imposer un régime spécial dans ces eaux [intérieures].
Il peut notamment limiter l’accès des bateaux sans son autorisation. Mais quoi qu’un pays décide, les revendications maritimes et d’éventuelles limites qu’un État veut imposer dans ses eaux intérieures, doivent être évalués à l’aune de la convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982”, explique Lauri Mälksoo.
Par exemple, après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, Moscou a estimé que le détroit de Kertch pouvait être considéré comme des eaux intérieures russes lui permettant d’arrêter n’importe quel navire qui y circule sans son autorisation.
C’est ce qui a entraîné une vive montée des tensions avec l’Ukraine après la saisie de navires ukrainiens en 2018 dans cette zone.
La Russie n’a pas qu’un intérêt purement juridique à vouloir “préciser les lignes de base” en mer Baltique. “C’est un élément dans une série d’incidents qui marque une sérieuse escalade des tensions dans cette région”, note Rinna Kullaa, spécialiste des questions de politique étrangère russe à l’université de Tampere en Finlande.
Pour elle, ce n’est pas un hasard si ce projet de loi a été déposé après la décision finlandaise, mardi 21 mai, de proposer une loi pour durcir les contrôles à la frontière avec la Russie (fermée depuis un an).
L’initiative russe serait alors en partie une réponse du berger russe à la bergère finlandaise.
Mais pas seulement. “Cela intervient aussi alors que la Russie cherche à exercer un contrôle plus important sur l’espace aérien au-dessus de Kaliningrad”, assure Rinna Kullaa. Moscou a notamment été accusé de brouiller les signaux GPS au-dessus de cette enclave russe entre la Pologne et la Lituanie.
Pour Basil Germond, spécialiste des questions de sécurité maritime à l’université de Lancaster, au Royaume-Uni, le but de la Russie, avec ce projet de loi déposé puis retiré est d’intensifier la “pression politique dans cette région pour jauger de la réponse de l’Otan”.
C’est aussi lié à la récente fixation de Vladimir Poutine sur l’histoire de l’URSS.
“Ce n’est pas étonnant que le pouvoir russe veuille revenir sur des limites maritimes négociées en 1985, au moment de la période de la détente. Vladimir Poutine estime que la Russie s’est faite avoir par l’Occident à cette époque. Pour lui c’est donc aussi une manière de dire qu’il veut corriger ces erreurs”, conclut Jeff Hawn, spécialiste de la Russie à la London School of Economics.
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