Les ultraconservateurs du Front Paydari lorgnent sur le pouvoir en Iran après la mort du président

Alors que la République islamique s’apprête à organiser une élection présidentielle anticipée après la mort du président Ebrahim Raïssi dans un accident d’hélicoptère, le Front Paydari, un parti ultraconservateur peu connu mais influent, cherche à renforcer son emprise sur les institutions iraniennes.

Cela pourrait signifier de mauvaises nouvelles pour les Iraniens ayant soif de plus de libertés, et pour une région secouée depuis plusieurs mois par la guerre entre Israël et le Hamas.

La mort soudaine duprésident iranien Ebrahim Raïssi dimanche dans un crash d’hélicoptère a plongé la République islamique dans un brouillard politique aussi épais que celui qui recouvre la région montagneuse de Varzaqan, dans le nord de l’Iran, où a eu lieu l’accident.

Celui-ci est intervenu une semaine après le second tour des élections législatives dans le pays, le poste influent de président du Majlis – l’Assemblée monocamérale iranienne – restant encore à déterminer. Les pouvoirs exécutif et législatif sont ainsi sans chefs, et l’homme le plus puissant d’Iran, le Guide suprême Ali Khamenei, qui a soufflé ses 85 bougies en avril, serait en mauvaise santé.

Conformément à la constitution iranienne, le premier vice-président du pays Mohammad Mokhber a été nommé lundi président par intérim. Il a appelé à une élection présidentielle dans 50 jours.

Toute l’attention se focalise désormais sur l’élection du 28 juin, avec des observateurs iraniens à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Ils attendent de connaître les candidats à la présidentielle qui auront obtenu le feu vert du Conseil des Gardiens, l’organisme de surveillance constitutionnel chargé d’approuver les candidatures.

Les prochaines semaines risquent d’être marquées par d’intenses manœuvres politiques, dont beaucoup à huis clos.

La politique en coulisses est une caractéristique du « nezam » (ou système politique iranien) depuis la révolution de 1979, le factionnalisme et la prise de décision informelle comblant le vide créé par l’absence d’institutions politiques transparentes. Durant ses 35 années comme Guide suprême, Ali Khamenei a supervisé la montée des factions, avec des camps rivaux parfois divisés et se battant pour le pouvoir.

Et alors que la République islamique s’apprête à vivre sa 14e élection présidentielle, les partisans d’un religieux radical surnommé « l’ayatollah crocodile » menacent de transformer le jeu politique iranien en un sport sanglant.

Le Front Paydari (appelé « Jebhe Paydari » en Iran, et parfois traduit par Front de la Fermeté ou de la Persévérance) est une faction d’idéologues irréductibles qui considèrent le défunt ayatollah Mohammad Taqi Mesbah Yazdi – surnommé l’ayatollah crocodile – comme leur mentor spirituel. 

Controversé et vilipendé par les modérés et les réformateurs iraniens, le Front Paydari a gagné en puissance sous le mandat d’Ebrahim Raïssi.

Sachant que l’ancien président iranien était un fidèle du Guide suprême, les experts disent que l’ascension du Front Paydari n’aurait pas pu se produire sans le consentement du Guide suprême iranien.

Alors que c’est un Ali Khamenei âgé qui dirige un pays en proie à un important mécontentement intérieur et confronté à de sérieux défis internationaux, de nombreux analystes voient d’un mauvais œil la mainmise du Front Paydari sur le pouvoir, redoutant ce que cela pourrait signifier pour l’avenir de l’Iran.

« Injecter l’idéologie dans les veines du régime »

Le Front Paydari dans sa forme actuelle a été fondé en tant que parti politique en 2011, sous la présidence de l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad. Ce n’était pas une coïncidence. Car l’idéologie du parti consistant à suivre strictement les principes de la Révolution islamique était en adéquation avec la ligne de Mahmoud Ahmadinejad.

L’idéologie du parti a été façonnée par l’ayatollah Mesbah Yazdi, un religieux profondément conservateur qui a enseigné à la plupart des membres fondateurs du parti dans des séminaires ou des institutions religieuses iraniennes.

« Il s’est prononcé contre les élections en Iran, qui, selon lui, devrait simplement être une dictature religieuse.

Il avait des positions anti-américaines et des valeurs sociales très conservatrices – comme le port du hijab pour les femmes. Il prônait un recours répressif et intensif de la peine de mort », explique Barbara Slavin, chercheuse émérite au Stimson Center de Washington et directrice du projet Middle East Perspective. « Il est mort en 2021, mais ses idées continuent de vivre ».

Les idées de l’ayatollah Mesbah Yazdi n’ont cependant pas toujours obtenu les faveurs des présidents iraniens.

Selon Saied Golkar, spécialiste de l’Iran à l’Université du Tennessee (à Chattanooga), lorsque le modéré Hassan Rohani est arrivé au pouvoir en 2013, ce dernier a essayé de marginaliser le parti. « Mais vers 2019-2020, ils sont réapparus. Ils ont été élus au Parlement lors des élections législatives de 2020 et ont soutenu Raïssi lors de l’élection présidentielle de 2021. Raïssi n’était pas un membre officiel du parti, mais il était fortement soutenu par le Front Paydari. Ils étaient des alliés très proches.

Sous Raïssi, le Front Paydari a étendu son influence au sein de la bureaucratie de l’État », explique Saied Golkar.

Hassan Rohani à Téhéran le 7 avril 2021.

Au fil des années, le Front Paydari a infiltré les institutions étatiques iraniennes, y compris l’armée et le puissant corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI), dans ce que les experts comparent à une capture de l’État, lorsqu’une faction prend le contrôle des institutions du pays.

« Ces personnes se tournent généralement vers l’armée, les Gardiens de la révolution ou la bureaucratie d’État en tant qu’endoctrineurs idéologiques.

Ils y entrent et enseignent. Ils ont une forte influence sur les Gardiens de la révolution en termes d’endoctrinement et de formation politique », affirme Saied Golkar. Ce dernier explique le fonctionnement du Front Paydari comme une « pompe idéologique pour élever le niveau de l’idéologie au sein de l’État, l’armée et l’administration. Ils injectent de l’idéologie dans les veines du régime ».

Cette mainmise sur l’État a été mise en avant lors de la répression du mouvement de protestation « Femme, Vie, Liberté » à la suite de la mort en détention de Mahsa Amini, une jeune femme kurde iranienne en septembre 2022.

Alors que les manifestations contre l’obligation de porter le voile se sont répandues à travers le pays, le régime a redoublé d’efforts, les parlementaires du Front Paydari jouant un rôle crucial dans l’adoption d’une loi draconienne sur le « hijab et chasteté ». La loi de 2023 augmente les peines de prison pour les femmes habillées de manière « inappropriée » et prévoient des sanctions pour les employeurs, ainsi qu’aux propriétaires de cinéma ou de centres commerciaux, qui n’appliquaient pas de codes vestimentaires dans leurs locaux.

Les conservateurs pragmatiques cèdent la place aux idéologues purs et durs

Depuis des décennies, le paysage politique iranien est marqué par une configuration binaire réformateurs-conservateurs. Mais le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien de 2015 a fait imploser le camp des réformateurs, et les conservateurs, opposés à tout accord avec le « Grand Satan », se sont imposés pour mettre la main sur le pouvoir.

Sous la ligne dure d’Ebrahim Raïssi, les conservateurs iraniens ont fait un pas de plus dans la radicalité.

Au sein du camp conservateur, la montée en puissance du parti ultraconservateur du Front Paydari a attiré l’attention de l’hebdomadaire britannique The Economist après le premier tour des élections législatives iraniennes, en mars dernier, remporté par le parti.

Faisant la différence entre les « pragmatiques conservateurs grincheux » de la vieille école, et un « groupe d’irréductibles idéologues » en pleine ascension, The Economist a noté que les membres du Front Paydari « sont à l’Iran ce que la droite dure religieuse est à Israël ».

Les conservateurs traditionnels sont parfaitement conscients des faiblesses militaires de l’Iran par rapport à ses principaux ennemis : Israël et les États-Unis. Dans le passé, les commandants du Corps des Gardiens de la révolution étaient « prêts à travailler avec l’Occident s’ils pensaient que cela renforcerait le régime », écrit The Economist.

« Mais le Front Paydari voit sa bataille terrestre en termes divins », observe l’hebdomadaire britannique.

Une vision chiite messianique d’un combat contre un tyran antimusulman augmente les risques sécuritaires dans une région qui est une poudrière, ébranlée par les retombées de la guerre entre Israël et le Hamas.

En tant que Guide suprême, Ali Khamenei a le dernier mot en ce qui concerne les décisions militaires majeures.

Sa prudence s’est manifestée le 13 avril, lorsque l’Iran a riposté au bombardement israélien contre son ambassade à Damas le 1er avril. L’attaque de drones et de missiles iraniens a eu lieu après que Téhéran a donné à Israël et ses alliés un préavis de trois jours pour protéger leur espace aérien, n’entraînant que des blessures légères et des dommages mineurs aux infrastructures.

« Querelles intestines au sommet »

Mais le Guide vieillit, et les efforts entrepris par la ligne dure depuis une décennie pour prendre le pouvoir pourraient rompre l’équilibre délicat qui a empêché l’Iran et Israël de se livrer à une guerre conventionnelle majeure.

Bien qu’Ali Khamenei puisse se montrer prudent sur le front régional, son soutien aux partisans d’une ligne dure à l’intérieur du pays a permis à des factions bellicistes telles que le Front Paydari d’obtenir un pouvoir disproportionné au sein du « nezam ».

« Ils sont en quelque sorte le dernier homme debout. Le système est devenu mauvais et toutes les autres factions, les pragmatiques, et mêmes quelques factions traditionnelles conservatrices, ont été mises à l’écart », explique Barbara Slavin.

« Ils apparaissent comme les derniers survivants du long jeu politique en Iran, particulièrement sous Khamenei ».

Saied Golkar estime, lui, que tout s’est déroulé comme prévu. « L’ayatollah Khamenei a mis en place un plan afin de s’assurer une succession en douceur. Et le plan qu’il a mis en œuvre depuis 2019 vise à aligner idéologiquement l’État, le gouvernement et l’administration.

Il veut que ses idées, son régime lui survivent », explique-t-il.

Pour Ali Khamenei, le défunt président iranien était le successeur idéal pour le poste de Guide suprême, selon Saied Golkar. « Khamenei veut quelqu’un avec la même mentalité, la même idéologie, la même vision politique », explique-t-il. La mort soudaine du président Raïssi entraîne un « contretemps dans le plan de l’ayatollah Khamenei.

Mais il trouvera quelqu’un avec la même vision politique et la même idéologie que Raïssi ».

Alors que l’Iran se prépare à l’élection présidentielle et la nomination d’un président du Parlement, les experts estiment que le Front Paydari est particulièrement bien placé pour gérer les machinations en coulisses entre les différentes factions politiques. « Voyez la République islamique comme un système de réseau patron-client.

Il y a beaucoup de patrons.

Le Front Paydari est un patron avec ses propres clients », explique Saied Golkar. « C’est le groupe le plus soudé et le plus idéologique. Et en raison de leur idéologie et de leur cohésion, ils sont beaucoup plus difficiles à battre que d’autres groupes plus opportunistes ».

Pour beaucoup d’Iraniens qui souffrent d’un système qui a ignoré leurs aspirations, étouffé leurs demandes de libertés civiles, et échoué à assurer la prospérité ou le développement économique, les querelles politiques n’ont guère d’importance.

« Je pense que la jeunesse iranienne, en particulier, se moque des machinations politiques au sommet.

Ils ont rejeté l’ensemble du système. Quiconque a déjà juré allégeance à la République islamique n’existe pas auprès d’une grande partie de la jeunesse iranienne. C’est donc un jeu interne, joué par des initiés. Beaucoup de jeunes iraniens essaient juste de gagner leur vie, et dans bien des cas, de quitter le pays s’ils possèdent les qualifications requises.

Ils ignoreront les querelles intestines au sommet », explique Barbara Slavin.

Mais alors que le gouffre idéologique entre les dirigeants et la population se creuse, les experts avertissent qu’une domination du Front Paydari n’est pas susceptible de profiter au pays ou à sa population qui souffre depuis longtemps. « Je pense que la victoire revient au plus impitoyable, notamment dans un système comme celui de l’Iran », dit Barbara Slavin.

« Ils ont réussi à se hisser en haut du mât de cocagne. Mais bien sûr, cela rend l’ensemble du système encore plus fragile. Même s’ils triomphent aujourd’hui, on peut s’interroger sur la longévité légitime du système lorsque sa base est si étroite ».

france24

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