Le Conseil d’État a rejeté les recours contre le blocage de TikTok en Nouvelle-Calédonie. Depuis le 15 mai, le réseau social est bloqué dans l’archipel en proie à des émeutes. Une telle mesure, inédite, était contestée par plusieurs associations.
La décision vient de tomber : le Conseil d’État, qui avait été saisi par plusieurs associations, a finalement décidé de ne pas suspendre le blocage de TikTok. Ce jeudi 23 mai en fin de journée, la plus haute cour administrative a expliqué, dans un communiqué, que les requérants, à savoir la Ligue des droits de l’homme et la Quadrature du Net, n’avaient apporté aucun élément qui justifierait une quelconque « urgence » – une urgence qu’il fallait démontrer pour que le juge des référés intervienne.
« Dans un contexte où tous les autres réseaux sociaux et médias presse, TV et radio restent accessibles, et parce que ce blocage temporaire vise à contribuer au rétablissement de la sécurité sur l’archipel, le juge des référés rejette la demande des requérants », explique le Conseil d’État.
Le juge administratif précise toutefois que « le Gouvernement (s’est) engagé à lever immédiatement ce blocage dès que les troubles auront cessé ». Mercredi 15 mai, le réseau social chinois TikTok avait été « interdit » en Nouvelle-Calédonie, parmi d’autres mesures annoncées comme le déploiement de l’armée.
Cette décision« n’est absolument pas à la hauteur des enjeux au vu du caractère inédit de ce blocage et des atteintes occasionnées aux libertés fondamentales », a regretté l’avocat des requérants, Vincent Brengarth, sur son compte X.
L’archipel est depuis plusieurs jours l’objet d’émeutes, sur fond de révision constitutionnelle contestée par les indépendantistes. Cette mesure d’interdiction d’un réseau social – comprenez, de blocage – était totalement inédite.
Pourquoi cette décision inédite ?
Mercredi 15 mai, le gouvernement a annoncé avoir bloqué TikTok dans l’archipel. Le réseau social chinois est le seul concerné par la mesure : pourquoi cette plateforme en particulier et pas d’autres ? Selon le média local Radio 1, de nombreuses vidéos d’exactions circulaient sur ce réseau social. Interrogé sur ce point par 01net.com, Matignon n’a pas répondu à nos questions.
Pour Emmanuel Pointas, vice-président du tribunal de Nouméa, le fait d’avoir ciblé TikTok a une explication.
S’exprimant sur BFMTV jeudi dernier, le magistrat souligne que « TikTok est régulièrement mis en cause, du fait de son utilisation, dans des faits de délinquance ». Pour ce dernier, la plateforme permettait de « diffuser de l’information qui n’est pas forcément une information fiable. Et en l’état, la diffusion d’informations non fiables ne peut que développer des risques de troubles et des émeutes ».
TikTok est-elle la plateforme la plus utilisée par les émeutiers pour communiquer entre eux ? C’est vraisemblablement la raison qui aurait poussé l’exécutif à prendre une telle mesure.
Une telle mesure est-elle légale ?
La décision de blocage a été prise par Louis Le Franc, le haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie, qui est aussi le préfet de la zone de défense et de sécurité de la Nouvelle-Calédonie et des îles de Wallis et Futuna.
La mesure, que l’on croyait prise dans le cadre de l’instauration de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, décidé mercredi 15 mai (décret n° 2024-436 du 15 mai 2024) pour une durée maximale de douze jours, aurait été prise en raison des « circonstances exceptionnelles ». Il s’agit d’une théorie jurisprudentielle qui autorise l’État, en cas d’événements graves et imprévus, à agir en dehors des clous de la légalité ordinaire.
Concrètement, comment TikTok est-il bloqué ?
En Nouvelle-Calédonie, l’écosystème des télécoms est un peu particulier : « il n’y a qu’un opérateur susceptible de diffuser la bande passante », explique le vice-président du tribunal de Nouméa sur BFMTV, jeudi dernier. Concrètement, l’État a donc demandé à cet opérateur, Mobilis, de suspendre l’adresse du serveur de TikTok.
Dans les faits, les utilisateurs de smartphones ne pourront plus télécharger l’application. En cherchant à l’ouvrir pour ceux qui l’auraient déjà installée, aucun contenu n’apparaîtrait. Mais il suffit de passer par des VPN pour contourner ce blocage : une option choisie dans l’archipel par de nombreux utilisateurs, rapporte La 1ère, le 21 mai dernier.
Cette mesure est-elle transposable dans l’Hexagone ?
La mesure d’interdiction serait difficilement transposable dans l’Hexagone, dans un contexte similaire d’émeutes. La raison est avant tout juridique. Car la question de la régulation des grandes plateformes comme TikTok est désormais régie par le DSA, le Digital Services Act qui traite notamment des contenus des plateformes. Et selon ce règlement, la France ne pourrait pas décider seule de bloquer le réseau social dans l’Hexagone.
Cela a été rappelé en juillet dernier par Thierry Breton, le commissaire européen en charge du Marché intérieur : ni un gouvernement de l’UE, ni la Commission européenne ne pourraient ordonner, de leur propre chef, et arbitrairement, une fermeture d’une plateforme en ligne.
Une suspension temporaire ou une restriction de l’accès au service d’une plate-forme ne pourrait être décidée que dans « des situations extrêmes », « en dernier recours », « comme, par exemple, en cas d’incapacité systémique (de la plate-forme, ndlr) à mettre fin à des infractions liées à des appels à la violence ou d’homicide involontaire », écrivait le commissaire européen. La coupure d’un réseau social n’est qu’une mesure adoptée après une longue procédure, pour des cas extrêmes, décidée sous l’égide d’un juge.
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Autre problème, rappelé par l’avocat spécialiste du numérique Alexandre Archambault sur X mercredi 15 mai, « les troubles à l’ordre public dans un seul État ne peuvent fonder un blocage VLOP (d’une très grande plateforme comme TikTok, NDLR) ».
C’est une interdiction provisoire, dans le cadre de l’état d’urgence. S’il s’avérait que les émeutiers utilisent TikTok pour provoquer à la rébellion armée et se coordonner, c’est une mesure qui peut être proportionnée à la nécessité de rétablir l’ordre et la sécurité publique.
— Maitre Eolas (@Maitre_Eolas) May 15, 2024
Comprenez : des émeutes dans un seul pays (sur les 27) ne permettraient pas de justifier un blocage d’un réseau social.
En conséquence, le gouvernement français ne pourrait vraisemblablement pas interdire TikTok dans l’Hexagone ou dans une RUP (une région ultrapériphérique comme Saint-Martin, la Martinique, La Réunion, Mayotte, la Guadeloupe, et la Guyane) dans un contexte similaire d’émeutes.
Car l’archipel, du fait de son statut de PTOM (pays et territoire d’outre-mer), n’est pas soumis au droit européen. Il n’est donc pas intégré à l’Union européenne, même s’il bénéficie d’un régime d’association, rappelle Vie publique.fr.
Combien de temps va durer ce blocage ?
Reste à savoir combien de temps un tel blocage va durer. TikTok, qui a très farouchement combattu aux États-Unis toute tentative d’interdiction dans le pays, pourrait aussi décider de faire de même, en attaquant en justice une telle décision devant les tribunaux français.
Contacté par 01net.com jeudi dernier, le réseau social chinois a déploré « qu’une décision administrative de suspension du service de TikTok ait été prise sur le territoire de la Nouvelle Calédonie, sans aucune demande ou question, ni sollicitation de retrait de contenu, de la part des autorités locales ou du gouvernement français ».
Le réseau social ajoute « se tenir à la disposition des autorités pour engager des discussions », « ses équipes de sécurité surveillant très attentivement la situation et veillant à ce que la plateforme soit sûre ».
01net