Les organisations Refugees in Libya et Front-LEX ont déposé fin mai un recours afin que l’agence de protection des côtes européennes, Frontex, cesse sa surveillance aérienne de la Méditerranée centrale. Ses activités de géolocalisation permettent aux Libyens d’intercepter les canots de migrants en mer et de les ramener en Libye. Aux yeux des plaignants, Frontex se rend donc complice des crimes commis par le pays (détention arbitraires de migrants, meurtres, tortures, viols…).
Frontex à nouveau dans la tourmente. Cette fois-ci, ce sont les avions de l’agence qui sont dans le collimateur de deux organisations, Front-LEX et Refugees in Libya, représentant elles-mêmes un Soudanais darfouri de 29 ans coincé en Libye, et dont l’identité est gardée secrète.
L’homme, appelé « XY » dans le communiqué, est arrivé en Libye en 2019.
Il est enregistré en tant que « demandeur d’asile » au Haut-commissariat aux réfugiés de l’ONU (HCR), mais il n’a pas accès à une procédure d’asile et protection efficace. XY est donc coincé dans le pays où il risque d’être arbitrairement détenu et soumis à des violences. Pour fuir « l’enfer libyen », XY sait qu’il devra traverser la Méditerranée à la recherche d’un abri en Europe.
« Mais les opérations de refoulement systématiques, conjointement exécutés par Frontex et des entités libyennes, menacent directement sa quête de sécurité », écrivent les deux organisations qui le représentent.
"@Frontex cannot «save» people from drowning death by sending them to death in a detention center" – Iftach Cohen, front-LEX's attorney who served a legal notice to @LeijtensFrontex on behalf of a refugee trapped in Libya, facing crimes against humanity. https://t.co/q8aoTxl6IJ
— front-LEX (@front_LEX) June 1, 2024
Front-LEX et Refugees in Libya évoquent ici la présence des avions de Frontex au-dessus de la Méditerranée, qui repèrent les canots en difficulté puis envoient leur géolocalisation aux autorités libyennes – à l’heure où les preuves de traitements inhumains et dégradants des exilés dans le pays s’accumulent (détention arbitraire, meurtres, tortures, viols…) depuis des années.
2 200 mails entre 2021 et 2023
Par conséquent, et conformément à l’article 265 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), « Front-LEX et Refugees in Libya ont déposé une plainte inédite contestant cette complicité aérienne de l’Agence dans les crimes contre l’humanité commis contre les personnes en déplacement ».
Les deux plaignants demandent concrètement au directeur exécutif de Frontex, Hans Leijtens, de mettre fin à ses activités de surveillance aérienne.
La procédure pourrait aboutir au dépôt d’une plainte formelle devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
« […] Si, dans les deux mois suivant la présente communication, Frontex ne voulait pas définir sa position, ou refuse de suspendre ou de mettre fin aux communications avec les entités libyennes, Front-LEX et Refugees in Libya intenteraient une action [en justice] », lit-on encore dans le communiqué.
Frontex et les Libyens travaillent en coopération depuis des années.
Dans une enquête publiée le 10 février, le média allemand Der Spiegel a même mis en évidence cette intense collaboration. Plus de 2 200 mails ont été envoyés entre l’agence européenne et les centres de coordination de sauvetage libyen entre 2021 et 2023, afin de transmettre la position de canots de migrants en Méditerranée et les ramener en Libye.
« C’est le partage de données de géolocalisation par Frontex qui permet de commettre ces crimes – rendant l’Agence complice des attaques continues et systématiques dirigées contre les réfugiés et les demandeurs d’asile en Méditerranée centrale », lit-on dans le communiqué de Front-LEX.
L’obligation de faire respecter les droits de l’Homme
Ce soutien de Frontex aux Libyens n’est pas illégal. L’Union européenne (UE) et Tripoli sont liés par un partenariat stratégique et financier en mer Méditerranée depuis de nombreuses années. En mars 2023, le Conseil européen a renouvelé pour deux ans son soutien pécuniaire et matériel aux autorités libyennes. Dans le cadre de cet accord, l’UE forme les garde-côtes libyens et leur fournit des navires dans le but d’empêcher les migrants de rejoindre l’Europe.
Pourtant, soulignent les deux organisations, Frontex a aussi l’obligation de faire respecter les droits de l’Homme partout où elle intervient – conformément à l’article 46, paragraphe 5, de son règlement. Pour Front-LEX et Refugees in Libya, l’aide de Frontex aux Libyens est donc paradoxale : depuis des années, les violences des garde-côtes libyens envers les exilés et les tortures infligées aux migrants dans les centres de détention du pays ont été maintes fois documentées.
Les associations humanitaires dénoncent régulièrement un manque de transparence de la part de Frontex et pointent du doigt son absence de coopération avec les navires de sauvetage des ONG en Méditerranée. Pis, elles dénoncent le mutisme de l’agence.
Le drame de Pylos
Les avions de surveillance de l’agence ont par exemple été témoin d’une situation problématique : en mai 2023, des garde-côtes libyens ont frappé le conducteur d’un canot d’une centaine d’exilés. Les Libyens ont ensuite utilisé des matraques et des cordes pour rouer de coups six autres migrants du bateau, avant de les ramener de force en Libye.
Autre incident : en septembre 2021, un drone de Frontex était aux premières loges lorsque des patrouilleurs libyens ont tiré à balles réelles sur un canot d’exilés.
L’agence européenne avait alors envoyé un courriel à Tripoli : « Nous suggérons de NE PAS utiliser la force lors des opérations de recherche et de sauvetage », avait rapporté le journal allemand Der Spiegel.
Fin 2022, Human Rights Watch avait aussi publié un rapport qui accusait Frontex de « complicité » avec les autorités libyennes pour faciliter l’interception de migrants en mer puis les abus subis à leur retour forcé en Libye.
Plus récemment, en février 2024, la médiatrice européenne Emily O’Reilly a regretté que Frontex n’ait pas déclenché un appel d’urgence pour venir en aide aux 750 passagers de l’Adriana, ce bateau de pêche qui a fait naufrage au large de Pylos, en Grèce, en juin 2023. Aucun appel « Mayday », une procédure internationale d’alerte en cas d’urgence vitale, n’avait été émis par Frontex.
Et ce, alors qu’un de ses avions de reconnaissance avait survolé la zone et avait vu le bateau en grande difficulté et surchargé. L’agence avait seulement signalé le bateau aux autorités grecques.
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