Plongée au cœur de la plateforme expérimentale “Les étangs”, du laboratoire LEHNA. Dans cette oasis, située sur le campus, se déroulent des recherches sur les plantes aquatiques.
Au milieu d’un canal, penché au-dessus de la surface, Jules Segrestin plonge sa main vers le fond de l’eau. Il observe une petite plante et annonce patiemment : « une rose, deux bleues ». Sa collègue répète et note sur un carnet. Dans cet espace cerné par les arbres l’atmosphère est calme, ponctuée du gazouillis d’oiseaux et du clapotis des grenouilles. Seul le bruit lointain des voitures rappelle la proximité de la ville. Car ce n’est pas aux abords de la Durance ou de la Saône que nous nous trouvons, mais bien sur le campus de la Doua.
Sur cette plateforme expérimentale « Les étangs » du Laboratoire d’Écologie des Hydrosystèmes Naturels et Anthropisés (LEHNA) (1), installée à proximité de Polytech Lyon, les scientifiques mesurent la production et la longévité des feuilles de plantes aquatiques. Un travail long et minutieux pour mieux comprendre le fonctionnement de ces espèces végétales et leurs relations avec leur environnement.
Une longue histoire de compromis
Pourquoi telle espèce est présente dans tel environnement ? « C’est une question fondamentale en écologie » explique Jules Segrestin, Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche au LEHNA. Si une plante terrestre est capable de survivre dans un milieu aride, une autre malgré un faible accès à la lumière, c’est parce qu’elles ont chacune un ensemble de caractéristiques spécifiques, autrement appelées « stratégies écologiques », qui répondent aux contraintes du milieu.
Pour comprendre ces stratégies, les scientifiques mesurent les caractéristiques morphologiques et physiologiques des plantes. « Un certain nombre de traits fonctionnels nous informent sur les différents aspects du fonctionnement de la plante et sont en lien avec les performances de la plante dans son environnement » explique cet agronome de formation.
Parmi ces traits, Jules Segrestin s’intéresse en particulier aux caractéristiques foliaires. L’étude des feuilles est directement en relation avec une fonction vitale des plantes : la photosynthèse. « Chez les plantes terrestres, il existe un compromis entre la vitesse d’acquisition des ressources par la photosynthèse des feuilles et la conservation de ces ressources par cette même feuille » explique-t-il. Des plantes qui consomment beaucoup de CO2, grâce à des vitesses de photosynthèse élevées, seront généralement associées à des longévités de feuilles plus courtes. Autrement dit la stratégie de la plante sera de faire des feuilles plus fragiles, mais plus fréquemment grâce à une croissance rapide. D’autres privilégieront à l’inverse des feuilles plus robustes pour protéger leurs ressources le plus longtemps possible mais qui seront peu acquisitrices.
Tout un spectre de stratégie de gestion des ressources s’observe ainsi dans la nature, allant des espèces les plus acquisitrices aux espèces les plus conservatrices. Le type d’espèce vivant dans les différents environnements nous informe alors sur les stratégies performantes selon les conditions environnementales. Or, un environnement en particulier reste peu étudié à ce jour, celui des milieux aquatiques.
Les plantes aquatiques, une tradition au LEHNA
L’étude des espèces aquatiques constitue justement une tradition au sein du LEHNA. À son arrivée au laboratoire, Jules Segrestin a alors importé ses questionnements sur les plantes terrestres aux plantes aquatiques.
Depuis 30 ans, les principales théories sur les stratégies écologiques des plantes reposent d’abord sur les observations de plantes terrestres. « L’intérêt de la recherche s’est en grande partie concentré sur le fonctionnement des arbres, des plantes alpines, méditerranéennes ou encore prairiales » explique ce jeune chercheur, qui a étudié pendant sa thèse à Montpellier des plantes de prairies pâturées. En collaboration avec d’autres membres de l’équipe Écologie végétale et zones humides du LEHNA (2), il entend vérifier si les théories établies s’appliquent aux plantes aquatiques. Rien n’est moins sûr.
La vie dans l’eau ne présente pas les mêmes contraintes que dans l’air. D’abord en raison de la densité de l’eau, qui affecte directement l’autoportance des feuilles. Or, il s’agit d’un élément clé pour l’accès à la lumière. De plus, les plantes aquatiques sont les seules espèces dont l’accès au carbone peut être limité. Ceci en raison d’une diffusion plus lente des gaz dans l’eau. « Ces contraintes inédites liées au milieu aquatique suggèrent différentes adaptations, qui pourraient affecter les relations, entre les traits des feuilles et avec l’environnement, que nous avons l’habitude d’observer chez les plantes terrestres » affirme le chercheur.
Une plateforme précieuse pour la recherche
C’est donc en mesurant les traits classiquement suivis chez les plantes terrestres que l’équipe espère obtenir des éléments de réponse. Ainsi, chaque semaine depuis près de 6 mois, Jules Segrestin et ses collègues relèvent la pousse de nouvelles feuilles sur une soixantaine de lignes dans une rivière artificielle. « Nous voulions mettre en culture le plus d’espèces possibles afin de réaliser une étude comparative » explique -t-il. À partir de transplants prélevés sur différents sites naturels des plaines alluviales du Rhône et de l’Ain, l’équipe est en mesure d’observer une large gamme de stratégies écologiques.
De ce point de vue, la plateforme expérimentale « Les étangs » constitue un atout précieux. Cet espace sur le campus de la Doua permet aux scientifiques de réaliser des expériences en conditions semi-naturelles avec un bon niveau de contrôle. « Autrement, il nous faudrait installer nos expériences sur plusieurs sites différents, plus ou moins faciles d’accès, s’assurer que nos marquages ne vont pas disparaître, ce qui compliquerait considérablement la réalisation du projet » précise Jules Segrestin. Cette logistique facilitée favorise un suivi à long terme des plantes et la possibilité de réaliser des mesures plus précises.
Ces suivis hebdomadaires s’accompagnent d’autres mesures ponctuelles. En particulier, la mesure de la production d’O2 en laboratoire, le scan et la pesée des feuilles permettent de mettre en relation les caractéristiques foliaires et la vitesse de photosynthèse. Des essais biomécaniques ou des expériences d’herbivorie complètent cette étude. « L’idée est de couvrir tout un spectre de traits autour de ces différentes fonctions d’acquisition et de conservation des ressources pour avoir une description la plus détaillée possible des stratégies de diverses espèces de plantes aquatiques » ponctue le chercheur.
Mieux décrire pour mieux prédire
Ces données trouvent un intérêt croissant auprès de la communauté scientifique. Face aux changements climatiques, de nombreux chercheurs s’attèlent à prédire le fonctionnement du climat et des écosystèmes en lien avec les échanges de carbone. De ce point de vue, l’étude du compartiment végétal apparaît essentielle. « Les modélisateurs aspirent à développer des modèles plus détaillés sur le fonctionnement des écosystèmes végétaux. Pour cela, ils ont besoin de données, de paramètres pour décrire plus finement les dynamiques de croissance des plantes et leurs échanges de CO2 » explique le chercheur.
Les données produites sur cette plateforme et au LEHNA pourraient donc venir alimenter de nouvelles modélisations plus réalistes. « Nous avons besoin de mieux comprendre nos écosystèmes, surtout actuellement. Même si par moments, l’objectif sur lequel on se focalise reste de produire des connaissances » avoue Jules Segrestin.
Source: o-fil-de-l’eau