C’est notamment à cette question que répondent deux économistes, Nathalie Mathieu-Bolh et Pierre Levasseur, lors d’une conférence organisée par l’Inrae et animée par Sciences et Avenir. À travers cet exemple et d’autres, ils ont montré l’importance des travaux en économie pour la compréhension de cette maladie en pleine expansion.
Cependant, ces solutions ne sont pas les remèdes les plus efficaces pour lutter de manière globale contre cette épidémie. Lors d’une conférence organisée par l’unité de recherche Sadapt (Inrae, AgroParisTech, université Paris Saclay) dans le cadre des « Déjeuners des curieux », Nathalie Mathieu-Bolh et Pierre Levasseur ont démontré que, à quelques exceptions près, l’épidémie d’obésité touchait la plupart des pays du monde.
Par conséquent, elle ne peut pas être appréhendée uniquement par le prisme individuel, qu’il soit génétique ou lié à un rapport personnel à l’alimentation. S’il est selon eux nécessaire de soigner les patients en situation d’obésité, il est ainsi urgent de s’attaquer à l’environnement obésogène dans lequel nous évoluons.
Une surreprésentation en rayon des produits riches en sucre et en matières grasses
Lors de cette conférence, ces scientifiques ont expliqué que notre environnement alimentaire se caractérise par une surreprésentation dans les supermarchés de produits riches en sucre et en matières grasses.
La conférence de Nathalie Mathieu-Bolh, professeure d’économie, et Pierre Levasseur, de l’Inrae , interviewés par Isabelle do O’Gomes de “Sciences et Avenir”.
Ce dialogue a eu lieu dans le cadre « des déjeuners des curieux », un moment d’échanges entre citoyens, acteurs publics, scientifiques autour des enjeux et des recherches concernant l’agriculture, l’alimentation et l’environnement.
Ces aliments très énergétiques contiennent ce qu’ils appellent des « calories vides », qui n’apportent pas de nutriments essentiels mais augmentent le nombre de calories que nous consommons chaque jour. Par exemple, le simple fait de boire une canette de Coca-Cola nous fait ingérer environ 140 calories. De plus, ces aliments sont bien moins chers que les aliments meilleurs pour la santé.
Les économistes ont d’ailleurs calculé qu’entre 1980 et 2010, aux Etats-Unis, le coût moyen des fruits et légumes frais avait augmenté de 40%, alors que celui des sodas avait baissé de 35%.
Ils soulignent aussi l’omniprésence de ces aliments caloriques dans l’espace public : les distributeurs dans les transports en commun, la publicité dans la rue ou encore le marketing agressif sur les réseaux sociaux.
Deux économistes aux approches complémentaires sur l’obésité
Nathalie Mathieu-Bolh est chercheuse et enseignante en économie à l’université du Vermont, un État du nord-est des États-Unis. Depuis 21 ans, elle mène des travaux en économie sur les politiques publiques et, depuis quelques années, sur la santé publique, avec un intérêt particulier pour l’obésité. Elle est spécialiste de la modélisation des comportements liés à l’alimentation et à l’exercice physique, ainsi que des effets des interventions fiscales sur ces comportements. Elle a récemment écrit Économie de l’obésité, aux Éditions La Découverte.
Pierre Levasseur est chercheur en économie à l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) .
Il a mené diverses recherches au Mexique, au Brésil et en Inde sur les enjeux sociaux et économiques de l’émergence de l’obésité dans ces pays. Parmi ses objets d’étude, il s’est notamment penché sur le lien entre pauvreté et obésité, ainsi que sur les conséquences de l’obésité sur la réussite scolaire et professionnelle. Plus récemment, il s’intéresse au rôle que peuvent jouer l’école, la restauration collective et les programmes d’urbanisme dans la lutte contre l’obésité, notamment en France.
L’apparition de « menus XL » aux Etats-Unis
Nathalie Mathieu-Bolh a précisé qu’à l’ensemble de ces constats s’ajoutent des changements de normes socioculturelles, créant un phénomène de contagion sociale très observable outre-Atlantique.
« Lorsque le poids moyen augmente, notre cadre de référence change : la norme de poids devient le surpoids, la norme en matière de part de nourriture devient une part de plus en plus grande. Les individus mangent plus, prennent plus de poids, les normes se déplacent un peu plus et le cercle vicieux se met en place ».
Aux Etats-Unis l’exemple le plus flagrant est l’apparition « de menus XL » proposés maintenant par les fast-foods, avec des verres de soda toujours plus grands, des parts de pizzas énormes ou des hamburgers comprenant plusieurs steaks hachées. Or, ce mode de consommation se diffuse aussi dans les pays à économie intermédiaire.
Un cas emblématique est le Mexique, a expliqué Pierre Levasseur : aujourd’hui, un Mexicain sur trois est en situation d’obésité, les deux tiers étant en situation de surpoids, notamment parce que ce pays a importé le mode de vie occidental.
Le Mexique a ouvert son marché à des produits transformés hautement caloriques et à bas coûts. Cette ouverture a conduit à une augmentation de la consommation de ces produits, souvent riches en sucre et en matières grasses.
Parallèlement, le marché du travail a subi des transformations significatives. La réduction du nombre d’agriculteurs et le développement de la mécanisation ont été accompagnés d’une migration massive vers les villes, où le mode de vie est plus sédentaire et l’accès à des aliments à fort valeur calorique plus facile et plus fréquent.
« Le concept de transition nutritionnelle, théorisé par Barry Popkin dans les années 1990, fournit des éléments supplémentaires pour mieux comprendre l’émergence de l’obésité à l’échelle mondiale, complète Pierre Levasseur.
Selon cette théorie, les processus de développement économique et d’urbanisation marquent le passage de modes de vie agraires physiquement actifs, basés sur une alimentation traditionnelle riche en fibres, en féculents et en protéines végétales, souvent soumise aux aléas climatiques et aux famines, à des modes de vie urbains plus sédentaires et une alimentation plus calorique due à l’essor des produits transformés, enrichis en gras et en sucres.
Ce déséquilibre croissant entre l’absorption et les dépenses en calories s’est traduit par un surplus énergétique, ayant conduit à l’augmentation spectaculaire des taux de surpoids et d’obésité dans les pays émergents, comme le Mexique. »
Taxer les produits à forte valeur calorique
Pour Nathalie Mathieu-Bolh, un autre apport de la science économique à la connaissance de l’obésité est le calcul du coût de cette épidémie pour les États . Ce calcul permet de mettre en perspective l’intérêt de budgéter des actions de prévention et de lutte contre cette maladie.
L’OCDE estime une perte de PIB (produit intérieur brut) de 2,7 % pour la France contre 3,3 % en moyenne dans l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) . En 2012, le coût total de la surcharge pondérale en France était de 20,4 milliards d’euros, dont 12,8 milliards pour l’obésité seule.
La dernière partie de l’intervention des économistes a été consacrée aux solutions étudiées pour réduire cet environnement obésogène. Puisque ce sont les produits à forte valeur calorique qui ont le plus d’effets sur notre poids, leur taxation est une des mesures proposées.
Certains pays ont opté pour des taxes couvrant une large gamme de produits, comme le Mexique, le Danemark et la Hongrie. Actuellement, dans le monde, ces taxes visent essentiellement les boissons sucrées. En 2020, cinquante taxes sur les boissons sucrées étaient en vigueur. Les taxes aboutissent à une baisse de poids de deux manières. Non seulement, elles diminuent la consommation des ménages, mais elles modifient aussi le comportement des fabricants qui reformulent leurs produits, c’est-à-dire qu’ils diminuent leur concentration en sucre.
« Les jus sucrés ne sont pas nécessairement des alternatives plus saines »
Une étude en Grande-Bretagne a établi que 80% de la baisse de l’ingestion calorique venait de la diminution de la concentration en sucre des boissons, et 20% de la baisse de la quantité consommée.
Cependant, ces taxes peuvent avoir des effets négatifs, comme l’explique Pierre Levasseur : « L’effet sur le revenu disponible se manifeste par une baisse du pouvoir d’achat des ménages à faible revenu qui consomment le plus ces produits, réduisant potentiellement leur consommation d’autres produits pouvant être plus sains. »
Par ailleurs, « on observe une substitution vers des produits non taxés mais relativement plus chers, ce qui contribue également à réduire leur pouvoir d’achat. Par exemple, la taxe sur les sodas peut conduire à une augmentation de la consommation de jus sucrés, qui ne sont pas nécessairement des alternatives plus saines ».
Pour Nathalie Mathieu-Bolh, l’effet sur le revenu disponible peut être compensé par les gains résultant d’une baisse de leurs dépenses de santé : si ce sont les foyers les plus modestes qui consomment le plus ces produits, ce sont aussi eux qui sont le plus souvent en situation d’obésité.
Par conséquent, ces taxations seraient les plus avantageuses à long terme pour ces ménages. Quant à l’effet de substitution, le paramétrage de la taxation doit être conçu de manière à éviter cet effet, notamment en prenant en compte une large gamme de produits caloriques.
Le cas de la Suisse
Les deux économistes s’accordent sur le fait que la taxation à elle seule ne suffira pas à faire baisser les taux d’obésité. « Une solution d’accompagnement serait l’étiquetage des aliments afin que le consommateur puisse distinguer un produit sain d’une denrée trop calorique, propose Nathalie Mathieu Bolh.
Par exemple, l’étiquetage indiquant la quantité de calories sur le menu chez Starbucks réduit les calories alimentaires achetées de près de 14 %, mais pas celles des boissons. En revanche, le même type d’étiquetage dans la restauration rapide des quartiers à bas revenus n’a pas d’effet sur l’achat de calories, mais peut décourager l’achat d’un plat d’accompagnement.“
Toute une série de mesures d’accompagnement restent à étudier, comme la lutte contre le marketing lié à la malbouffe.
« Il est aussi nécessaire d’agir sur la demande alimentaire (c’est-à-dire les consommateurs) en donnant les moyens économiques et éducatifs aux populations défavorisées d’adopter une alimentation plus saine », complète Pierre Levasseur. On observe notamment les résultats très prometteurs des programmes de soutien social incluant des composantes préventives sur l’alimentation et la lutte contre l’obésité.
Il semble également opportun de rendre l’environnement alimentaire plus sain, en particulier dans les zones périurbaines où vivent les classes populaires en France.
Les collectivités territoriales ont ici un rôle à jouer. « Désobésogéniser notre environnement passerait donc par un remodelage de l’environnement alimentaire des zones urbaines et périurbaines (en diversifiant l’offre), mais aussi par un remodelage physique et écologique des quartiers pour favoriser l’activité physique, à travers des programmes de verdissement des villes, de multiplication des voies piétonnes, des parcs et des places, d’un retour au commerce de proximité, d’investissements dans les transports publics et de réduction du trafic automobile et de la pollution. »
Parmi les autres solutions possibles, certaines mesures pourraient être inspirées des quelques pays où la prévalence de l’obésité est faible, comme la Suisse.
Selon Pierre Levasseur, « la situation socioéconomique d’un pays en matière de pauvreté et d’inégalité a des effets non négligeables sur la prévalence de l’obésité en son sein. À ce titre, l’exemple de la Suisse est frappant : elle se place en tête de l’IDH [indice de développement humain, qui mesure la santé, l’éducation et le niveau de vie d’un pays] dans le monde et son taux d’obésité est le plus faible. »
sciencesetavenir