En 2023, les États de l’espace Schengen ont refusé 16 % des demandes de visa étrangères, soit trois fois plus qu’en 2014. Aux politiques migratoires durcies dans l’Union européenne s’ajoute le flou administratif qui accompagne parfois les motifs de refus. Ainsi que le coût de plus en plus élevé de ces démarches, effectuées en vain.
Chaque année, c’est le même rituel. Des Français d’origine étrangère ou binationaux profitent des vacances d’été pour inviter leur famille restée au pays. Pour d’autres, c’est un mariage ou une naissance qui justifie le déplacement. Mais pour beaucoup, la délivrance nécessaire des visas court séjour pour l’espace Schengen s’apparente à un long chemin de croix. Quand elle n’est pas tout simplement refusée. En 2023, sur les 10 millions de demandes de visas enregistrées par les pays de l’espace Schengen, 16 % ont été refusées, soit trois fois plus qu’en 2014 (5 %).
D’origine indonésienne, Gurvan Kristanadjaja espérait voir sa famille venir en France à l’occasion de son mariage prévu fin août.
La démarche effectuée auprès de l’ambassade de Jakarta ne devait être qu’une formalité : ses cousines étaient déjà venues lui rendre visite il y a quelques années. La famille s’était même adjoint les services d’un courtier pour garantir le succès de la démarche et le jeune homme, journaliste, avait écrit une longue lettre à l’agent d’immigration pour expliquer l’importance du voyage.
Alors, quand la réponse négative de l’ambassade arrive, c’est la douche froide : « Il existe des doutes raisonnables quant à la fiabilité, à l’authenticité des documents justificatifs présentés [et] votre volonté de quitter le territoire des États membres avant l’expiration du visa », peut-on y lire. Plus que de l’incompréhension, Gurvan Kristanadjaja se sent humilié : « C’est nous enlever la capacité de faire famille, déplore-t-il. Quand on est binational, faire famille, ça veut aussi dire rassembler ses deux familles. Le mariage en était l’occasion, mais on nous a enlevé ce droit. »
Cinquante-six millions d’euros partis en fumée pour l’Afrique
Ce sentiment ressenti lorsqu’on est loin de sa famille, certains ressortissants africains le connaissent bien. En 2023, près de la moitié des dépenses (41,3 %) concernant des refus de visa Schengen concernait le continent africain. Ingénieur guinéen de 32 ans, Amadou est arrivé en France en 2016 dans le cadre de ses études. Avec son frère, naturalisé français, ils espéraient accueillir leur sœur lors de l’été 2023. En Guinée, cette mère de deux enfants, assistante comptable, dispose d’une situation confortable.
Pourtant, au bout de trois mois de démarche, elle se voit refuser l’accès au précieux sésame, là encore au motif de « doutes raisonnables quant à [sa] volonté de quitter le territoire des États membres avant l’expiration du visa ».
« Je trouve ça injuste et décevant, explique Amadou. Quand on a un passeport français on peut aller dans beaucoup de pays, mais quand des étrangers, qui ont une assise professionnelle et justifient d’un certain niveau de vie, veulent venir visiter la famille, tout est plus compliqué ».
Au sentiment d’incompréhension s’ajoute le coût du refus : autour de 300 euros pour la constitution du dossier de sa sœur (frais de visa, assurance, attestation d’hébergement en mairie…), le tout non remboursable. Dans un pays où le salaire minimum approche difficilement les 60 euros, peu nombreux sont les Guinéens qui peuvent se permettre une nouvelle demande de visa. D’autant que le continent africain affiche parmi les taux de refus les plus élevés : 61 % pour les Comores, 48 % pour le Ghana ou encore 46 % pour le Mali. Selon le site spécialisé Schengen news, les Africains (Algériens et Marocains en tête) ont ainsi dépensé 56 millions d’euros en 2023 sans obtenir de visa.
Tensions diplomatiques
Des chiffres qui alimentent le sentiment d’injustice des ressortissants africains. En 2023, une mission d’évaluation de la politique française des visas pointait « une politique migratoire restrictive [qui] génère de l’incompréhension et du mécontentement, en particulier dans certains pays africains. » Paul Hermelin, l’expert mandaté, y constatait « une insatisfaction générale, des demandeurs mécontents, des responsables frustrés et des services consulaires souvent épuisés ».
La crispation des débats sur l’immigration n’y est, selon elle, pas étrangère, et les visas sont un maillon d’une politique générale plus dure concernant l’accueil des étrangers : « En multipliant les refus de visas, cela crée une ambiance générale défavorable à l’entrée et au séjour des étrangers en France. Les délais de traitement s’allongent, les conditions se durcissent et on a de plus en plus de mal à défendre nos dossiers [devant la justice]. Et c’est le même problème pour tout le contentieux des étrangers », estime Alice Benveniste, avocate au barreau de Nantes.
En 2021, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a drastiquement diminué l’octroi de visas pour les Algériens, Marocains et Tunisiens, sous prétexte que ces pays refusaient, selon lui, de reprendre leurs ressortissants en situation irrégulière en France.
Le taux de refus les concernant avait alors atteint des records. Si la crise diplomatique s’est depuis dissipée, le Maroc et l’Algérie restent les deux pays africains qui dépensent le plus d’argent en visas refusés (24 millions d’euros à eux deux en 2023). Fin juin, une députée marocaine a même exigé au Parlement le remboursement de ces frais. Au même moment, la Commission européenne augmentait les frais de visa de 12 %, imputant cette hausse à l’inflation.
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