Ce lundi 2 décembre s’est ouvert en Suisse le procès public de Trafigura pour corruption d’agent public en Angola. Jusqu’à présent, le géant du négoce de pétrole et de métaux, dont le siège historique est à Genève, avait échappé aux procès en payant des amendes, au Brésil ou aux États-Unis. Cette fois, le tribunal de Bellinzone, dans le sud-est de la Suisse, convoque à la barre quatre prévenus, dont la société Trafigura elle-même et l’un de ses principaux anciens dirigeants. Une première.
La salle d’audience est pleine pour le premier jour du procès Trafigura à Bellinzone, dans le Tessin. Ce procès public pour corruption d’une grande société de négoce est un événement en Suisse. Pour la première fois, la justice ne se contente pas d’épingler des intermédiaires, elle convoque un ancien haut dirigeant de la maison de négoce, le Britannique Mike Wainwright. Ce passionné de course automobile était le directeur des opérations de Trafigura. Responsable à ce titre de la comptabilité, il aurait approuvé des transferts d’argent illégaux sur le compte d’un agent public angolais.
L’acte d’accusation, un manuel de la corruption
La justice suisse reproche en effet à Trafigura d’avoir, de 2009 à 2011, versé l’équivalent de 5 millions d’euros en pots de vins à Paulo Gouveia Junior, le directeur de la branche distribution de la compagnie pétrolière publique Sonangol – prévenu représenté par son avocat au procès -, pour obtenir huit contrats d’affrètement et un contrat de soutage de navire.
C’est donc à une activité finalement très marginale en Angola que Trafigura doit son procès, alors que le géant du trading y est récemment revenu par la grande porte en obtenant la concession du corridor de Lobito et de nouveaux contrats de livraison de brut. « 5 millions d’euros de pots-de-vin, certes c’est 44 ans du salaire de Monsieur Gouveia Junior, mais ce n’est pas grand-chose pour Trafigura, souligne Adria Budry Carbo, enquêteur chez Public Eye, l’ONG anti-corruption suisse, présent au procès. Mais ce sont ces paiements qui ont été documentés et c’est sur ces paiements que Trafigura va être jugé ».
Ce procès est en quelque sorte un rebondissement de l’affaire Petrobras, dans laquelle la maison de négoce suisse était également mise en cause.
En 2016, l’intermédiaire de Trafigura au Brésil, Mariano Marcondes Ferraz, est arrêté et il révèle, pour obtenir une remise de peine, qu’il a aussi été mêlé à de plus faibles versements corruptifs en Angola. La justice brésilienne en informe la justice helvétique, qui ouvre une enquête et décide, l’an dernier, d’aller en procès public à Bellinzone.
« L’acte d’accusation du ministère public suisse se lit vraiment comme un manuel de la corruption, commente Adria Budry Carbo.
Comment corrompre des fonctionnaires étrangers ? Mode d’emploi. Ce directeur de Sonangol Distribuidora est arrivé à Genève un 7 avril 2009. On l’invite dans un premier hôtel 5 étoiles. Ensuite, il est invité dans un deuxième 5 étoiles genevois, il va manger chez le patron [Claude Dauphin, président fondateur de Trafigura, décédé en 2015, NDLR]. Et on l’aide à ouvrir un compte en Suisse ». Un compte alimenté via des sociétés offshore, dont l’une aux Îles Vierges britanniques et dirigée par un certain Thierry P., un ancien cadre de Trafigura, également parmi les prévenus.
Atteindre la réputation plutôt que le porte-monnaie ?
Corruption, blanchiment d’argent, fraude ou manipulation des cours… Les grandes sociétés suisses de négoce, Glencore, Gunvor, Vitol, Trafigura, ont été impliquées dans une vingtaine d’affaires depuis dix ans, dont certaines sont encore en cours. Mais elles ont toujours échappé au procès en payant des amendes, que ce soit aux États-Unis, au Royaume-Uni, ou en Suisse.
« En Suisse, l’amende maximale est de 5 millions de francs suisses [5,38 millions d’euros, NDLR], souligne Adria Budry Carbo. Pour des sociétés qui font souvent des milliards de bénéfices par an, ce n’est pas très dissuasif. C’est à peu près ce que Trafigura gagne en faisant du trading pendant six heures dans une journée.
C’est peut-être ce qui a expliqué ce changement stratégique pour le ministère public de la Confédération : aller éplucher en public la double comptabilité de Trafigura, montrer de quelle manière ils payaient des camps d’été à Gstaad ou alors des séjours au carnaval de Rio à ces fonctionnaires étrangers, de façon à gagner les contrats les plus intéressants possible et puis fausser totalement la concurrence sur le marché pétrolier. Dans le cas présent, et c’est la grande première, on va assister au grand déballage du linge sale de Trafigura, ce qui gêne beaucoup la société. »
Ce procès provoque aussi des règlements de compte à distance entre la famille de Claude Dauphin et la nouvelle direction, accusée par la première de se défausser sur une personne décédée.
Boîte à outils pour la justice
La justice helvétique affiche donc une fermeté nouvelle face à la criminalité financière. Mais l’exécutif suisse tarde à mettre en place le cadre juridique qui permettrait aux juges d’être efficaces. Outre la légèreté des peines, il n’y a toujours pas de registre central des bénéficiaires ultimes des sociétés, c’est-à-dire de registre des vrais propriétaires, qui se cachent souvent derrière un avocat ou une société fiduciaire pour créer, depuis la Suisse, des structures opaques au Panama ou aux îles Vierges britanniques.
Il n’y a pas non plus d’autorité de surveillance du secteur du négoce, pourtant 10% du PIB suisse, alors qu’une telle structure existe pour les banques suisses.
« L’idée serait de demander à tous ces traders d’avoir une diligence raisonnable tout au long de leur chaîne, plaide Adria Budry Carbo. Cette autorité de surveillance donnerait des licences pour opérer sur ce marché et serait, en cas d’infractions répétées, en mesure de les retirer. Cela permettrait d’éviter que ça soit systématiquement la justice suisse qui vienne en bout de course jouer les pompiers sans avoir la possibilité de mettre des amendes réellement dissuasives… De façon aussi à ce que la manne des ressources naturelles revienne aux citoyens des pays producteurs et qu’elles ne finissent pas dans les poches de quelques politiciens de ces pays-là. »
Depuis l’invasion de l’Ukraine, pourtant, le débat a fait son entrée au Parlement suisse.
Quand les autorités de Berne ont décidé de suivre les sanctions de l’Union européenne contre Moscou, elles se sont rendu compte qu’elles ne connaissaient pas les sociétés russes implantées en Suisse. L’Office fédéral des statistiques va donc se pencher sur le secteur.« Ce n’est pas trop tôt, salue Adria Budry Carbo. Jusqu’à maintenant, c’est nous qui faisons ce travail, avec toutes les limites que cela implique ! C’est le début d’un processus. Il n’y a pas de majorité politique pour l’instant, mais c’est un premier pas. »
RFI