Grâce à une série de décisions judiciaires et institutionnelles, la protection subsidiaire est désormais accordée par la France, de façon quasi automatique, aux Haïtiens fuyant la crise sécuritaire de leur pays. En Guyane, les demandes d’asile provenant d’Haïtiens déjà installés sur le territoire ont alors explosé en 2024. Au point de créer une saturation inédite, mal anticipée par les pouvoirs publics.
Du jamais vu ni en Guyane, ni en France : les personnes qui pré-enregistrent aujourd’hui leur demande d’asile sur le territoire guyanais se voient actuellement proposer un rendez-vous au GUDA début 2027. Plus de deux ans d’attente pour accéder à ce guichet d’enregistrement de la demande d’asile, étape nécessaire avant que l’Ofpra examine le dossier : c’est inédit.
Les exilés, en immense majorité des Haïtiens, patientent pour ce rendez-vous GUDA sans les droits sociaux associés normalement aux demandeurs d’asile, déplore décrit Lucie Curet, responsable régionale de la Cimade, basée à Cayenne. « Ils n’ont pas accès à l’ADA, l’aide aux demandeurs d’asile, qui sert de contrepartie financière à cette absence d’accès au marché du travail. Ou encore, ils n’ont pas accès à un logement ».
10 000 demandes d’asile en attente de traitement
Beaucoup d’Haïtiens dorment sur le campement de La Verdure, à l’entrée de Cayenne, fluctuant « entre 150 et 400 personnes ». Ce bidonville existant depuis 2022 se trouve aujourd’hui dans un état sanitaire « très mauvais, avec des rats, des insectes… Les personnes y dorment sous des tentes ou des bâches, alors que l’on entre en Guyane dans la saison des pluies », déplore encore la responsable de la Cimade.
Comment en est-on arrivé à une telle situation ?
La demande d’asile a très fortement augmenté en Guyane, cette année. D’après les derniers chiffres de la préfecture communiqués à la Cimade, 10 000 demandes d’asile sont en attente de traitement en ce mois de décembre. « À la fin du premier semestre, nous étions à 3 700 demandes en attente. À la fin de l’été, 5 000. Et aujourd’hui, 10 000… » détaille Lucie Curet.
La grande majorité, près de 9 000, émanent de ressortissants haïtiens. Le millier restant regroupe des ressortissants de pays du Moyen-Orient, notamment des Syriens et Afghans.
Pour faire face, la préfecture a doublé en 2024 ses effectifs au GUDA, passant de cinq à dix agents, comme l’explique le directeur de cabinet Jérôme Millet auprès de France 24. Mais pas de quoi éviter la sur-saturation du dispositif.
Une hausse inédite due à une protection subsidiaire quasi automatique
Cette hausse ne s’explique pas tant par des arrivées massives depuis Haïti que par un changement notable dans la procédure. Selon les informations de La 1ère, le taux de réponse favorable de l’OFPRA aux demandeurs d’asile haïtiens est passé à plus de 70 %, en raison de la crise sécuritaire que traverse le pays. « Il y a eu un vrai tournant : en 2022 la préfecture nous indiquait déjà que le niveau de protection des haïtiens était passé à environ 40 %.
Ce qui relevait largement les pourcentages précédents puisque dans les années 2010, on était autour de 3% », retrace Lucie Curet.
« On assiste à un phénomène de personnes déjà ancrées sur le territoire qui demandent désormais leur régularisation, parce que l’Ofpra et la CNDA reconnaissent désormais leur protection automatique », explique Lucie Curet.
L’OFPRA n’a fait que suivre une série de décisions judiciaires et institutionnelles améliorant la protection des Haïtiens.
En décembre 2023, la CNDA a reconnu un « conflit armé interne d’intensité exceptionnelle » en Haïti. Et donc, la nécessité d’accorder une protection subsidiaire automatique aux ressortissants haïtiens, à partir du moment où ceux-ci prouvent qu’ils viennent des départements de l’ouest ; c’est-à-dire de Port-au-prince, la capitale, ou de l’Artibonite, le département juste au nord de Port-au-Prince.
« Toute la population haïtienne en Guyane est en train de demander l’asile »
Une décision majeure. La nouvelle « a mis un peu de temps à circuler dans la communauté haitienne de Guyane, puis elle a déclenché – bien légitimement !- le dépôt de nombreuses demandes d’asile », explique Lucie Curet.
Les services de l’État auraient-ils pu anticiper cette situation ?
« Toute la population haïtienne en Guyane est en train de demander l’asile : nous sommes face à une multiplication entre six et dix des demandes d’asile » alertait déjà au mois de mai Joel Sollier, procureur général auprès de la cour d’appel de Guyane, lors d’une table ronde organisée au Sénat relayée par France Guyane.
Sollicitée par Infomigrants, la préfecture de Guyane n’a pas, pour l’heure, apporté de réponses sur les moyens mis en œuvre.
« Il faut reconnaitre que c’est une situation particulière, de crise humanitaire internationale, qui requiert de gros ajustements et renforts de moyens. Mais la crise en Haïti n’est pas apparue d’un coup », pointe Lucie Curet. « Depuis 2021, nous alertons sur une situation qui se dégrade. Début 2024, les moyens de traitement de la demande d’asile n’avaient toujours pas été augmentés… Logiquement, nous en sommes aujourd’hui à une embolisation énorme du dispositif ».
Des Haïtiens toujours placés en rétention en Guyane et en Guadeloupe
En outre, malgré ce changement dans la protection des Haïtiens, ces derniers continuent d’être enfermés dans les centres de rétention administratifs français. Y compris en Guyane. « Cette semaine, on compte une dizaine de personnes haïtiennes placées en CRA. C’est quand même moins que sur le reste de l’année 2024 », précise Lucie Curet.
La situation est pire en Guadeloupe, où les Haïtiens demeurent la première nationalité enfermée en CRA. Si l’aéroport de Port-au-Prince est fermé, du fait de la situation sécuritaire, celui de Cap-Haïtien reste ouvert. C’est en direction de cet aéroport que la préfecture de Guadeloupe tente de planifier des expulsions.
La semaine dernière, comme tout au long de l’année 2024 et 2023, la Cour européenne des droits de l’Homme a été saisie pour bloquer cette tentative d’expulsion. Début 2024, même le tribunal administratif de Guadeloupe a pris position pour suspendre les expulsions vers Haïti. Mais les préfectures guyanaise et guadeloupéenne continuent d’agir à l’encontre de ces consignes en enfermant en CRA des Haïtiens.
Dès novembre 2022, le Haut commissariat pour les réfugiés des Nations unies (HCR) avait lui-même officiellement appelé tous les États à « suspendre les renvois forcés de Haïtiens vers leur pays », au vu de l’aggravation de la crise sécuritaire et humanitaire sur place. « Le renvoi forcé de personnes vers un endroit où elles risquent d’être persécutées, torturées (…) équivaudrait à un refoulement, ce qui est explicitement interdit par le droit international des réfugiés et des droits de l’homme », rappelait le HCR.
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