Scarlett Johansson contre Disney : Hollywood sur le pied de guerre

Voilà enfin un feuilleton de l’été qui n’a rien de soporifique. Bref rappel des faits pour ceux qui barbotaient à la plage à la toute fin du mois de juillet : Scarlett Johansson, neuf films Marvel au compteur, a jeté un retentissant pavé dans la mare en attaquant en justice Disney, le mastodonte du divertissement. L’actrice s’estime lésée par la firme, qui a choisi, contexte sanitaire oblige, une sortie simultanée en salle et en streaming pour Black Widow. L’usage aux États-Unis voulant d’ordinaire que 90 jours au moins séparent ces deux fenêtres de diffusion.

Mais d’usage, il n’en est plus vraiment question depuis que la pandémie est passée par là. Entre les grosses turbines qui s’entassent sur l’étagère en espérant une exploitation en salle sans cesse retardée et les expérimentations direct to SVOD (directement disponible sur les plateformes de vidéo à la demande) sur des films imaginés à la base pour le grand écran, l’industrie est contrainte au tâtonnement permanent depuis dix-huit mois.

Premières victimes de ce grand colmatage : les acteurs stars, privés de leur traditionnel pourcentage sur les recettes, indexé sur l’exploitation en salle. Constatant une baisse catastrophique des entrées en deuxième semaine (- 67 %, le film étant sorti le 9 juillet), Scarlett Johansson considère cette sortie simultanée comme une rupture de contrat, occasionnant un manque à gagner de 50 millions de dollars pour elle seule. Disney, qui a justement besoin de nouveaux produits d’appel pour alimenter sa plateforme de streaming (lancée le 12 novembre 2019 aux États-Unis), est ainsi accusée de confisquer les profits pour mieux étendre son empire dématérialisé, déjà boosté aux dérivatifs télévisés que sont WandaVision et autres Loki.

D’autant que les abonnés doivent débourser 30 euros en plus de leur souscription pour voir le film : Disney se voit aussi reprocher de s’approprier la part du gâteau qui revient d’ordinaire aux exploitants, eux aussi très préoccupés par ce « monde d’après » qui jusque-là ne leur a pas vraiment été favorable.

Jungle Cruise) pourraient elles aussi saisir les tribunaux, lésées par ces sorties qu’on appelle day-and-date, bien difficiles à imaginer au moment où les contrats ont été signés. Au lendemain de la plainte déposée par Scarlett Johansson, c’est Gerard Butler qui s’est lui manifesté contre Nu Image/Millennium Films : les producteurs de La Chute de la Maison-Blanche auraient sciemment sous-estimé les recettes générées par le film, et donc l’intéressement de l’acteur écossais.

Une fronde qui s’étend

La fronde qui saisit actuellement Hollywood ne concerne donc pas seulement les petits aménagements post-Covid : après huit années de procès, Frank Darabont, le créateur de The Walking Dead, a obtenu mi-juillet (et à l’amiable) 200 millions de dollars d’AMC Networks. Le groupe de médias aurait volontairement sous-estimé les bénéfices de la série, au grand dam de son showrunner, en gonflant artificiellement les frais de distribution. Le réalisateur de La Ligne verte a aussi fait valoir ses droits à venir, puisque le deal inclut le dédommagement des bénéfices liés aux futures diffusions en streaming de The Walking Dead et de Fear The Walking Dead.

Un climat insurrectionnel qui résonne avec la grève des scénaristes, qui avait provoqué la mise à l’arrêt totale de la profession pendant 101 jours en 2007-2008 : la Writers Guild of America exigeait (déjà) une meilleure rémunération pour composer avec l’émergence de nouveaux médias qui s’appelaient en leurs temps DVD et téléchargements sur Internet? « Il existe un précédent avec Disney : en 2010, des salles européennes et nord-américaines avaient menacé de ne pas projeter Alice au pays des merveilles pour protester contre la décision de Disney de commercialiser le DVD moins de trois mois après la sortie », note Marc Le Roy, spécialiste du droit du cinéma. « Ce qui prouve bien que les sorties day-and-date sont des solutions temporaires et qu’elles ne sont pas appelées à durer : les salles aux États-Unis risquent de ne pas s’aligner. »

Autre mazarinade, plus proche de nous cette fois, survenue juste après la décision (temporaire) de la Warner de rendre accessible l’intégralité de ses sorties salles de 2021 sur HBO Max le même jour. Christopher Nolan et Denis Villeneuve, dont le très attendu Dune reste pour l’instant concerné par la mesure, avaient vite déployé la torpille envers la maison mère du studio quasi centenaire, AT & T, conglomérat accusé de réserver ses faveurs à ses actionnaires, au mépris de l’art et du public. « L’annonce a fait l’effet d’une bombe, tout semblait très précipité, la décision a été prise par Jason Kilar qui aujourd’hui n’est plus le patron des activités de WarnerMedia et de HBO Max? Je pense qu’ils ont été totalement pris de court », constate Pascal Lechevallier, journaliste qui scrute la révolution numérique sur Zdnet.fr.De fait, ces dernières semaines, la tendance hollywoodienne ressemble à un relatif retour en arrière en faveur des salles, ne serait-ce que pour calmer le jeu : ce 10 août, Warner Bros et la puissante chaîne de multiplexes AMC ont officialisé un accord selon lequel, à partir de 2022, les films du studio bénéficieront d’une fenêtre exclusive de 45 jours en salle, avant de pouvoir être diffusés sur HBO Max…. Ce qui, de facto, signifie qu’à partir du 1er janvier prochain, Warner mettra un terme à sa stratégie de sortie simultanée de ses productions en salle et sur sa plateforme de streaming. Le groupe s’aligne sur d’autres deals récemment signés par Paramount, Universal ou encore Disney avec divers exploitants pour leur garantir une exclusivité salle de 17 à 45 jours selon les cas, avant que les films ne filent sur les plateformes. On est cependant loin du monde d’avant, où la salle reine gardait la primeur des films entre 75 et 90 jours aux États-Unis. Et le streaming reste un support crucial pour les studios hollywoodiens, qui continueront à produire des films destinés spécialement à ce service. Mais au moins, contrairement au vent de panique de 2020 qui avait poussé Disney et Warner à privilégier les sorties simultanées grand écran/streaming, un rééquilibrage profitant aux cinémas est en cours.

Tous les acteurs ne sont pas logés à la même enseigne

Un mouvement de balancier logique : la décision du day-and-date de Warner avait suscité une levée de boucliers de tout le milieu artistique pas très agréable pour l’image du studio. Ce dernier fut par ailleurs contraint de mobiliser une énorme enveloppe de 200-250 millions de dollars pour dédommager les talents : partant du principe qu’une sortie en simultané ampute de moitié le box-office, Warner avait multiplié par deux les entrées pour réévaluer les bonus initialement prévus, à en croire Variety. Avec des subtilités selon les profils : Denzel Washington et Will Smith disposent par exemple de contrats qui leur permettent de toucher des pourcentages quel que soit le support de diffusion. Disney pratiquerait pour certaines de ses stars un deal quelque peu similaire qui permettrait aux heureux élus de cumuler les entrées et les vues sur la plateforme pour calculer les bonus (Scarlett n’y a visiblement pas eu droit)?

Fin décembre, alors que seul 40 % du parc de salles en Amérique du Nord était accessible, Wonder Woman 1984 recevait ainsi le triste honneur d’être le premier film Warner à sortir à la fois en salle et en streamin. D’âpres négociations permirent à Gal Gadot et Patty Jenkins de sécuriser chacune plus de 10 millions de dollars en contrepartie, et le film fut sans conteste une rampe de lancement pour HBO Max après seulement six mois d’existence : près de la moitié des abonnés payant plein pot (15 dollars par mois) ont streamé le film le jour de sa sortie, et sur cette seule journée du vendredi, le total d’heures de visionnage était trois fois supérieur à la moyenne du mois précédent.

Si vous trouvez ces indicateurs de performance un brin tarabiscotés, c’est parce que les géants du streaming pratiquent un certain talent pour l’opacité chiffrée. Un héritage de Netflix, dont le modèle économique, copié sans vergogne par les concurrents, permet la confidentialité : sortir le (volumineux) carnet de chèque dès la signature du contrat pour ensuite limiter au maximum la participation des talents. Si d’autres formes d’incitations sont prévues, notamment en cas de razzia aux awards, l’idée reste quand même de réduire la participation des talents sur le long terme. Au-delà du manque à gagner économique, cette façon de procéder est de plus en plus vue comme un nivellement vers le bas au sein de l’industrie. Le producteur Jason Blum a confié début août au Hollywood Reporter qu’en écartant les primes comme les risques, elle « nuisait au processus créatif ».

Les séries de 22 épisodes, cela fait un moment qu’elles ont sauté : Netflix n’a fait qu’amplifier le mouvement.Pascal Lechevallier, journaliste spécialisé

Les syndicats ne cessent de multiplier eux aussi les charges ces dernières semaines. Pour la Writers Guild, l’explosion des mini-séries a réduit la rentabilité de la profession, les scénaristes se retrouvant engagés à l’année sur des projets de 6 épisodes contre 22 pour la TV d’hier. Même constat amer pour la Screen Actors Guild, qui a fait ses propres calculs : elle affirme que le nombre d’épisodes par saison a baissé en moyenne de 52 % au cours de la dernière décennie, alors que le temps mobilisé par les acteurs avec l’émergence des services de streaming a bondi de 41 %. « Les séries de 22 épisodes, cela fait un moment qu’elles ont sauté : Netflix n’a fait qu’amplifier le mouvement, tempère Pascal Lechevallier. Concernant la rémunération des acteurs, le modèle n’est pas si neuf : en France, un Louis de Funès préférait les cachets fixes aux pourcentages, notamment pour ne pas avoir à garder un ?il permanent sur les comptes? Ce modèle au pourcentage n’était pas un acte de pure philanthropie, il avait sa justification économique : il permettait aussi de réduire la mise d’entrée. »

Une stratégie qui a en tout cas bien des avantages quand on s’appelle Disney. Dès l’été 2019, le géant proposait aux producteurs TV des ponts d’or en échange de leur pourcentage afin de s’octroyer un contrôle complet sur des ventes de catalogues naviguant de plus en plus fréquemment entre la télé traditionnelle, le câble et les services de SVOD. Les nouveaux venus Netflix et Amazon pratiquaient déjà ce genre de deals, mais à en croire le Los Angeles Times, c’était la première fois qu’un acteur historique de la télévision, qui plus est un colosse omnipotent, renversait la table en poussant ce nouveau modèle. Vingt-quatre mois et une pandémie plus tard, les répercussions s’étendent jusqu’au monde du cinéma, dans un univers où l’hybridation entre les films, franchises, séries, mini-séries et autres « programmes originaux » semble actée. Notre tant décriée chronologie des médias à la française aurait-elle pu arranger les choses de l’autre côté de l’Atlantique ? Une question qu’on ose à peine poser tant elle aurait paru saugrenue il y a de ça quelques mois. Mais ça, c’était définitivement le monde d’avant?

Source: lepoint

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