Exclusif – Amazonie : des banques françaises dans le sale business du gaz au Pérou

Le groupe Crédit Agricole détient 240 millions d’euros dans Repsol, une multinationale qui produit du gaz dans l’Amazonie péruvienne, et en tire d’importants profits, révèle France 24, en partenariat avec Disclose, RFI et le Pulitzer Center. Lors de notre enquête sur place, de nombreux habitants ont dénoncé de graves atteintes à l’environnement.

Des terres brûlées par le soleil, des ours polaires esseulés, des éoliennes qui tournent au-dessus de prairies luxuriantes, et une voix off qui prévient : « le compte à rebours a commencé ». Ces images ne proviennent pas de la dernière campagne des activistes d’Extinction Rebellion, mais de vidéos produites par le Crédit Agricole. Dans sa campagne de communication destinée à verdir son image, le troisième plus grand groupe bancaire européen promet de « mettre la pression » sur ses clients pour « préserver l’avenir de la planète ». Voilà pour la façade.

Car, en réalité, la banque aux plus de 2 400 milliards d’euros d’actifs, est encore loin du but.

Ce qu’elle ne peut ignorer, puisqu’elle achète à tour de bras des actions et des obligations d’entreprises pétro-gazières. Des multinationales pour lesquelles l’avenir de la planète ne semble pas être la priorité.

Ces opérations financières, passées sous silence dans les clips promotionnels du Crédit Agricole, transitent par une entité méconnue, mais hautement stratégique pour le groupe : sa filiale d’investissement Amundi, dont la mission est de faire fructifier l’épargne des particuliers et des capitaux confiés par des sociétés publiques ou privées. En effectuant une analyse détaillée des investissements effectués par le groupe français, Disclose, en partenariat avec France 24 et RFI, a découvert qu’en août 2024, sa filiale Amundi détenait 238 millions d’euros d’actions et obligations de l’entreprise espagnole Repsol.

Une manne qui rapporte chaque année 10,8 millions d’euros au Crédit Agricole.

Une autre banque française, la BPCE, a participé, en septembre dernier, à une levée de fonds de près d’un milliard de dollars pour le compte de Repsol. Cette multinationale des hydrocarbures est fortement implantée en Amérique latine.

À commencer par le Pérou où, depuis 2006, elle exploite un immense gisement de gaz dans le sud-est du pays. En pleine forêt amazonienne.

Forages gaziers ultra-polluants

Disclose s’est rendu sur place pour comprendre ce qu’impliquent concrètement les investissements du groupe français dans la firme espagnole. Sur les bords de la rivière Urubamba, dans la zone d’exploitation où plus de 5 000 hectares d’arbres ont disparu, selon un recensement de l’ONG Global Forest Watch, l’empreinte de Repsol est partout. Une présence à coups de forage gazier ultra-polluants dont le groupe bancaire français tire largement profit.

Il faut tendre l’oreille pour capter le bourdonnement.

Une fréquence basse, comme le battement d’ailes d’une libellule géante, qui tranche avec les chants des oiseaux et les coups de machette réguliers de Walter Dalguerri, qui nous guide dans la jungle péruvienne, le long de la rivière Urubamba, depuis maintenant deux heures. Ce vendredi 4 octobre, à mesure que nous approchons du site gazier de Mipaya, au beau milieu de la forêt amazonienne, le ronflement devient de plus en plus perceptible.

« C’est le bruit de la torchère qui sert à brûler le gaz », commente Walter, tout en cheminant dans l’un des nombreux cours d’eau qu’il faut traverser pour rejoindre le site depuis le village de Kirigueti, notre point de départ. L’homme, à la carrure athlétique et au visage buriné par le soleil, sait de quoi il parle : il est le chef de Kirigueti, situé juste en face de Mipaya.

Le site gazier de Mipaya, dont Repsol détient 10 %, est installé à proximité du village de Kirigueti, dirigé par Walter Dalguerri, l’homme à la machette.
Le site fait partie de la trentaine de forages liés à un méga champ de gaz baptisé Camisea.
Un gisement s’étalant sur 1 700 km2 de jungle, dans la région du Bas Urubamba, et qui est constitué de trois concessions détenues par des poids lourds de l’industrie pétro-gazière : l’argentin Pluspetrol, l’américain Hunt Oil, le chinois CNPC ainsi que Repsol, qui détient 10 % de Mipaya et la majorité opérationnelle dans d’autres forages du secteur.

Depuis qu’il est devenu chef du village voisin, Walter Dalguerri documente les pollutions provoquées par l’activité autour du puits de gaz.

Bâches plastiques abandonnées, conduits d’évacuation des eaux endommagés… Walter photographie tout. À une exception près : les volutes de gaz toxiques, invisibles à l’œil nu, qui s’échappent de la cheminée utilisée pour brûler, à l’air libre, le gaz jugé superflu. Selon lui, la cheminée de Mipaya est fréquemment en activité.

Ce qui pourrait avoir de graves conséquences pour la faune et la flore locales, mais aussi pour la santé des quelques milliers de personnes vivant alentour. « Le torchage produit toutes sortes de polluants atmosphériques, et ceux-ci ont des effets sur la santé, comme des crises cardiaques, des problèmes respiratoires, de l’asthme ou des hospitalisations », énumère Jonathan Buonocore, chercheur en santé publique à la Boston University et spécialiste de la question.

La torchère servant à brûler les excédents de gaz extrait du puits de Mipaya par Repsol et ses partenaires.

Au Pérou, les adeptes du torchage, à l’image de Repsol, doivent obtenir le feu vert du ministère de l’Énergie et des mines.

Le problème, c’est que les responsables ne semblent pas très regardants en matière de protection de la nature et des habitant·es. D’après nos calculs, basés sur l’analyse de documents officiels, les autorités ont approuvé, depuis 2022, l’émission de plus de 72 000 tonnes de CO2 dans les trois concessions liées au gisement de Camisea.

Et cela ne correspond qu’au dioxyde de carbone émis par le torchage.

Ces autorisations ne prennent donc pas en compte les fuites de méthane sur l’ensemble de la chaîne de production, ni le transport du gaz. La raison de ce contexte ultra-favorable aux industriels ? Les champs de Camisea fournissent 40 % de l’électricité du pays ; ils ont rapporté 15 milliards d’euros en taxes diverses à l’État en l’espace de vingt ans.

Et le gouvernement ne compte pas en rester là : d’immenses gazoducs en acier devraient prochainement être implantés pour acheminer le gaz produit par Repsol et ses partenaires vers d’autres régions du sud péruvien.

Sollicitée par Disclose, France 24 et RFI, Repsol n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.

La société argentine Pluspetrol, qui détient la majorité du forage de Mipaya, s’est montrée un peu plus loquace. Par écrit, elle assure que le brûlage « ne peut être considéré comme une activité dangereuse pour la santé ». D’autant moins, jure l’industriel, qu’elle serait « réalisée dans des zones reculées, sous surveillance et dans le respect des exigences techniques et environnementales ».

Disclose et ses partenaires ont également envoyé une série de questions au Crédit Agricole pour comprendre les raisons qui poussent le groupe à conserver des liens avec Repsol.

Et ce, alors que la multinationale espagnole extrait du gaz en Amazonie péruvienne depuis 2006.

Réponse : « Le Crédit agricole a fait le choix en fin d’année 2023 d’accélérer son plan de transition (…) Aussi, le Crédit agricole étudie tous les projets d’énergies renouvelables y compris ceux des acteurs du secteur pétrole et gaz. » Aucune précision, en revanche, sur les 238 millions d’euros investis dans Repsol via sa filiale Amundi. Ce sont pourtant ces investissements qui permettent à la banque française de profiter de l’emprise des énergies fossiles dans l’Amazonie péruvienne.

Nuevo Mundo au cœur de l’emprise gazière

Pour prendre la mesure de cette influence, direction Nuevo Mundo, un village situé à une demi-heure de bateau du site gazier de Mipaya. Ici résident environ 1 000 personnes, dont une majorité de membres de la communauté des Matsigenka, un groupe natif de l’Amazonie péruvienne, qui vit principalement de la pêche, de la chasse et de l’agriculture. Dans les rues en terre de ce village accessible uniquement par voie fluviale ou par hélicoptère, on ne jure que par le gaz de Repsol.

La multinationale a d’ailleurs choisi ce territoire au bord de l’Urubamba pour y installer sa base logistique régionale, avec son aérodrome, son usine de compression du gaz, ses dortoirs et son terrain de foot réservé aux employés.

L’omniprésence de Repsol explique pourquoi les habitants ont accès à l’électricité, au réseau téléphonique et au Wifi — par intermittence — fourni par les satellites d’Elon Musk. C’est aussi pour cette raison qu’on trouve à Nuevo Mundo une épicerie richement achalandée, où les bouteilles jaune fluo d’Inka Cola côtoient toutes sortes de chips et de soupes lyophilisées, ainsi que des habitations modernes, tout en béton et en verre.

L’une de ces maisons se démarque par sa façade en bois brillant.

Il s’agit du bureau de l’Emmac, une organisation privée chargée de veiller à la préservation de l’environnement. Dans la pièce où nous accueille Guimez Rios, le responsable régional, trônent un bureau en verre et une immense affiche vantant l’action de ses employés.

« La torchère est allumée en continu. La compagnie dit que c’est nécessaire »

Avec délicatesse, Guimez Rios sort d’une boîte en carton un instrument de mesure de la qualité de l’eau et le pose sur le bureau, comme on présenterait une relique. « Les [collègues] doivent encore être formés pour l’utiliser », concède-t-il, résumant, sans le vouloir, tout le paradoxe de la situation. Son équipe, constituée de dix inspecteurs, est censée surveiller l’impact écologique des installations gazières de Repsol.

Mais, en réalité, elle ne dispose pas d’assez de moyens.

Et l’indépendance de cet organisme pose question : l’Emmac est intégralement financée par Repsol, tout comme le coûteux appareil de mesure posé sur le bureau.

Il serait pourtant judicieux de pouvoir contrôler l’activité de la firme espagnole : ici, comme partout ailleurs dans la région, le gaz de Repsol brûle à l’air libre. Sans interruption.

Guimez Rios, le chef local de l’Emmac, dans son bureau à Nuevo Mundo. L’organisation chargée de veiller au respect de l’environnement est financée par Repsol.
« La torchère est allumée en continu.
La compagnie dit que c’est nécessaire », avance Guimez Rios, l’un des rares à pouvoir entrer sur la base de la multinationale. Une situation potentiellement dangereuse dont personne ne semble se soucier. Pas même Guimez Rios. « L’entreprise promet que le gaz ne pollue pas », poursuit celui sur qui repose le contrôle de Repsol en matière environnementale et sanitaire.
Quant au médecin de Nuevo Mundo, s’il note un nombre important de pneumonies chez les enfants, il l’attribue aux « variations de température ».

Difficile dans cette région biberonnée aux subsides des compagnies gazières de faire entendre une voix critique. De fait, rien que pour le district de Megantoni, qui englobe Nuevo Mundo ainsi qu’une trentaine de communes, les firmes fossiles ont versé plus de 98 millions d’euros de taxes en 2023, d’après les données du ministère péruvien de l’Économie.

Quant aux salaires proposés, ils défient toute concurrence.

En 2023, un ouvrier de Repsol percevait en moyenne 1 843 euros par mois, soit sept fois le salaire minimum péruvien. Une rémunération que la multinationale peut se permettre : le gaz péruvien représente 25 % de ses réserves mondiales. Quant à ses activités péruviennes, elles concernent 12 % de son chiffre d’affaires pétrole et gaz, avec plus de 600 millions d’euros en 2023.

Rejets d’hydrocarbures et de métaux lourds dans une rivière

Autre exemple emblématique de l’omerta qui règne autour du gisement de Camisea : la pollution de la rivière Huitiricaya. L’affaire débute le 12 février 2019, avec le dépôt d’une plainte auprès de l’OEFA, l’organisme de régulation environnementale péruvien. Le document, obtenu par Disclose, est envoyé par un ancien cadre de Repsol présent dans la région entre 2015 et 2018 — contacté, ce dernier refuse de s’exprimer sur le sujet.

Il dénonce une « pollution présumée résultant du déversement de fluides hautement polluants dans les rivières et cours d’eau à proximité de la plateforme gazière Sagari », du nom d’un ensemble de puits exploités par Repsol. Sur ce point non plus, Repsol n’a pas donné suite. La pollution, est-il écrit, durerait depuis « 2017 environ » et pourrait être causée par des rejets d’eaux de production dans la rivière Huitiricaya, au bord de laquelle l’entreprise a foré trois puits.

Il pourrait s’agir d’une contamination au mercure, aux hydrocarbures ou aux métaux lourds, si l’on se réfère à une étude réalisée, en 2014, par une société mandatée par Repsol et dans laquelle figure la liste des produits rejetés dans l’eau.

Pour en avoir la confirmation, Disclose a demandé aux administrations chargées des industries extractives et de l’environnement l’autorisation de consulter les résultats des autocontrôles que Repsol doit réaliser tous les trois mois au niveau du point de rejet dans le cours d’eau.

En vain. Guimez Rios, le contrôleur de l’environnement rencontré à Nuevo Mundo, n’en sait pas plus.

« Nous ne recevons plus aucune donnée de Repsol depuis deux ou trois ans », assure-t-il. Disclose a également cherché à rejoindre le village de Porotobango, où se trouve le site pollué, pour y interroger les habitants. Mais le chef de ce village de 160 personnes s’y est opposé : sujet trop sensible.

Brûlure chimique

Nous avons tout de même réussi à échanger avec un résident de Porotobango, qui souhaite rester anonyme. Au téléphone, il rapporte que les enfants du village ont pour consigne de ne pas se baigner dans la rivière. Selon lui, des cas d’irritations cutanées surviennent encore régulièrement. Ce que semblent confirmer deux photos prises en 2023, selon cette même source. On y voit des plaies à vif sur le visage et la jambe d’enfants qui auraient été en contact avec l’eau de la rivière Huitiricaya.

D’après trois médecins à qui nous avons montré ces photos, l’une de ces plaies pourrait être le résultat d’une brûlure chimique. De son côté, l’infirmière du poste de santé de Nueva Vida, chargée de soigner les habitants de Porotobango, admet avoir déjà eu affaire à ce type de problèmes cutanés.

Mais, là encore, elle ne souhaite pas entrer dans les détails.

Les brûlures sur le visage de cet enfant pourraient être causées par les pollutions provoquées par les rejets de Repsol dans la rivière qui borde le village de Porotobango.
Une fois extrait des tréfonds de la jungle amazonienne, le gaz produit par Repsol poursuit sa route, direction le sud du Pérou.
Acheminé par gazoduc, il arrive là aussi que de graves pollutions surviennent. Comme en février 2018, lorsqu’un pipeline passant sous la rivière Urubamba s’est rompu à la suite d’un glissement de terrain. D’importantes quantités de “vapeurs de liquides de gaz naturel” se sont alors déversées dans le cours d’eau, à quelques kilomètres au sud de Nuevo Mundo.
L’eau s’est mise à fumer sur plusieurs centaines de mètres, faisant remonter les poissons morts à la surface, brûlant la végétation alentour et intoxiquant les passagers des bateaux qui passaient là. C’est ce qui est arrivé à douze personnes, dont Yonar Palomino Silvao, interviewé par notre consœur de France 24. “On a cru qu’on allait tous mourir, on suffoquait tellement, on n’arrivait pas à ramer, témoigne-t-il. L’air était tellement chargé de gaz que deux ou trois d’entre nous ont failli s’évanouir.”
Un autre se remémore les pleurs et les prières des passagers pris, comme lui, de nausées et de maux de tête.

Le reste du temps, une part importante du gaz extrait des champs de Camisea termine sa course au terminal méthanier du port de Pampa Melchorita, sur la côte pacifique. De là, il part aux quatre coins du monde sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL).

Y compris vers la France : entre avril et octobre 2024, trois tankers chargés de gaz péruvien ont accosté dans l’Hexagone.

Ils ont livré 220  000 tonnes de GNL pour un client bien connu : TotalEnergies. Une multinationale des énergies fossiles qui profite, elle aussi, du soutien du groupe Crédit Agricole.

En avril 2024, sa filiale d’investissements Amundi a acheté des obligations à TotalEnergies dans le cadre d’une campagne de financement. L’opération a débouché sur une levée de fonds de plus de 4 milliards d’euros.

france24

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