Socialistes, écologistes et communistes ont négocié très tard, mercredi soir, avec les ministres de l’Économie et des Comptes publics pour tenter d’arracher des avancées sur le budget 2025 en échange d’une non-censure du gouvernement de François Bayrou, malgré les virulentes critiques de La France insoumise. Mais au-delà de l’avenir de l’exécutif, d’autres préoccupations sont en jeu. Décryptage.
Est-on sur le point de connaître un réel moment de bascule ou bien s’agit-il simplement d’un nouveau numéro de communication ? En recevant une deuxième fois et ensemble les représentants du Parti socialiste (PS), du parti Les Écologistes (LE) et du Parti communiste (PCF) jusque tard, mercredi 8 janvier, pour discuter du budget 2025, le nouveau ministre de l’Économie, Éric Lombard, a voulu joindre le geste à la parole, lui qui déclarait en début de semaine s’attendre à un dialogue plus « fécond » avec la gauche qu’avec l’extrême droite.
Même si rien de concret n’est pour le moment sorti de ces discussions, le changement de ton est notable.
Car jusqu’ici, que ce soit avec Emmanuel Macron ou le gouvernement de Michel Barnier, le Nouveau Front populaire n’a jamais réussi à obtenir la moindre concession de l’exécutif sur le budget ou sur la réforme des retraites de 2023, dont il souhaite l’abrogation. Le successeur de Michel Barnier à Matignon, François Bayrou, qui a reconduit Bruno Retailleau à l’Intérieur, nommé Gérald Darmanin à la Justice ou encore Élisabeth Borne à l’Éducation, ne semblait pas davantage enclin à accorder des avancées à la gauche, mais une ouverture pourrait être en train de se dessiner.
Obtenir un accord de non-censure avec les socialistes, voire également avec les écologistes et les communistes, ne pourra toutefois se faire qu’en acceptant des « concessions remarquables », avait prévenu lundi le premier secrétaire du PS, Olivier Faure. Les enjeux sont donc de taille pour l’ensemble des parties présentes à la table des négociations. Explications.
- Pour le gouvernement Bayrou : éviter la censure
La chute du gouvernement de Michel Barnier n’a pas changé la donne à l’Assemblée nationale : le nouveau Premier ministre, François Bayrou, sait qu’il ne dispose pas de majorité et qu’il pourrait lui aussi être renversé en cas de motion de censure votée conjointement par le Nouveau Front populaire (NFP) et le Rassemblement national (RN). Contrairement à Michel Barnier, qui avait misé sur une non-censure des députés RN, François Bayrou pourrait préférer se tourner vers la gauche.
La composition de son gouvernement avait semblé indiquer le contraire, mais son ministre de l’Économie, proche du Parti socialiste, semble vouloir changer la donne.
Mathématiquement, il suffirait pour le gouvernement de convaincre les 66 députés socialistes de se désolidariser du NFP pour éviter qu’une motion de censure ne recueille 289 voix. Éric Lombard se montre donc ouvert au compromis, y compris sur la réforme des retraites. Il y a « du grain à moudre : nous allons regarder les curseurs que nous pouvons bouger », a-t-il affirmé lundi sur France Inter, y compris sur l’âge légal de départ repoussé de 62 à 64 ans en 2023.
« On n’a pas dit qu’on n’y touchait pas », a-t-il assuré.
"Moi je suis pour la justice fiscale, vérifier que chacun paye sa juste part de l'impôt", assure Éric Lombard, qui pense qu'il y a "des convergences possibles" avec le PS, le PCF et les Écologistes #le710inter pic.twitter.com/qwmJLfV75f
— France Inter (@franceinter) January 6, 2025
« Je pense qu’il y a des convergences possibles avec le Parti socialiste, mais aussi avec le Parti communiste et avec les Verts », a-t-il ajouté lors de cette même interview, notamment sur « la justice fiscale ». L’objectif du gouvernement minoritaire est de vouloir « parvenir à un accord ou, a minima, un accord de non-censure ».
Reste à connaître la marge de manœuvre dont dispose le ministre de l’Économie.
François Bayrou l’a-t-il autorisé à revenir sur la réforme des retraites ? Et si oui, Emmanuel Macron laissera-t-il faire ? À ces inconnues s’ajoute l’attitude des partis Renaissance et Les Républicains, tous deux farouchement opposés à une abrogation ou une suspension de la réforme des retraites, mais aussi à la moindre hausse d’impôts. Le gouvernement devra choisir.
- Pour la gauche hors LFI : obtenir des avancées et se montrer responsable
Les leaders des partis de gauche présents lors de ces négociations l’assurent tous : leur but est d’obtenir des avancées pour les Françaises et les Français. Contrairement à La France insoumise, les trois autres forces du NFP veulent croire, ou font semblant de croire, à la bonne foi du ministre de l’Économie et de la ministre des Comptes publics.
« La gauche du tout ou rien, c’est aujourd’hui la gauche du rien.
Je veux arracher des victoires, faire en sorte que la politique conduite depuis 7 ans puisse connaître une inflexion », a affirmé le premier secrétaire du PS Olivier Faure, jeudi 9 janvier, sur TF1.
La gauche du tout ou rien, c'est aujourd'hui la gauche du rien.
Je veux arracher des victoires pour les Français·es et infléchir la politique conduite depuis 7 ans par Emmanuel Macron. Je veux qu'il y ait dans les 30 prochains mois des changements dans le domaine de… pic.twitter.com/OIbbwHerI9
— Olivier Faure (@faureolivier) January 9, 2025
« Je considère que défendre partout où on le peut nos positions fait partie de notre rôle.
Nous vivons un moment extrêmement grave, on ne peut pas être spectateur. Donc on y va et on tente de faire bouger les lignes sur nos sujets car si on ne le fait pas, personne ne le fera à notre place », explique à France 24 Cyrielle Chatelain, la présidente du groupe écologiste à l’Assemblée nationale.
La gauche a ainsi mis sur la table un certain nombre de demandes : abandon de la suppression prévue de 4 000 postes d’enseignants, abandon du passage de un jour à trois jours de carence dans la fonction publique, rétablissement de l’impôt sur la fortune (ISF) avec une composante climatique, taxation des dividendes, etc. Mais la mère des batailles reste la réforme des retraites de 2023 : « Il ne peut y avoir d’accord de non-censure sans une avancée sur les retraites.
C’est absolument nécessaire, tout en n’étant pas suffisant en soi », estime Cyrielle Chatelain.
Mais à la différence d’Olivier Faure, qui assure que le gouvernement ne mettait « pas de véto » sur la question des retraites et que « quelque chose s’est produit », Cyrielle Chatelain se montre plus dubitative. « Peut-être qu’il préfère être optimiste. Pour ma part, j’attends de voir du concret et des propositions définitives, car pour l’instant c’est très flou et les négociations sont au point mort », constate-t-elle, alors que le parti Les Écologistes rappelle, dans un communiqué de presse publié jeudi après-midi, « qu’à ce stade », il n’a « aucune raison de ne pas voter la censure du gouvernement de François Bayrou la semaine prochaine ».
D’autant que les trois mêmes partis ont déjà participé en décembre à des réunions avec Emmanuel Macron pour peser sur le choix du Premier ministre, puis avec François Bayrou pour influer sur le casting gouvernemental. Or, à chaque fois, aucune de leurs demandes n’a été satisfaite.
Alors pourquoi négocier une nouvelle fois avec l’exécutif malgré ces précédents ?
Car PS, LE et PCF poursuivent en parallèle un autre objectif : ne plus être perçus par les Françaises et les Français comme des partis coupables de bloquer le pays par leur intransigeance, tout en laissant ce mauvais rôle à La France insoumise.
- Pour le Parti socialiste : se démarquer de La France insoumise
Cet enjeu est encore plus important pour le Parti socialiste et Olivier Faure en particulier. Sa ligne unioniste avec LFI lors des législatives de 2022 et de 2024 est fortement décriée en interne et sa reconduction comme premier secrétaire, alors qu’un congrès du parti doit se tenir en 2025, est loin d’être assurée.
Négocier avec le gouvernement, se montrer disposé à rechercher des compromis et à ne pas bloquer la France sont autant de signaux envoyés à ses opposants au sein du PS qui lui demandent de rompre définitivement avec les insoumis.
« Nous ne pouvons pas nous-mêmes créer une instabilité chronique. (…)
Il faut bien qu’à un moment il y ait un budget et c’est ce que nous recherchons », a ainsi affirmé Olivier Faure jeudi matin sur TF1, pour justifier son choix de participer aux négociations.
Tout ce que nous faisons en ce moment, c'est de voir s'il y a de bonnes raisons de ne pas censurer le gouvernement Bayrou. S'il va dans notre sens, par exemple sur les retraites, nous n'allons pas scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Mais s'il ne nous entend pas et… pic.twitter.com/e8pWOLzNNk
— Olivier Faure (@faureolivier) January 9, 2025
Mais c’est aussi la bataille du leadership à gauche qui se joue, avec deux stratégies désormais opposées.
Une avancée sur les retraites serait synonyme de victoire majeure pour le PS face à LFI. De l’aveu d’Olivier Faure, le ministre de l’Économie, Éric Lombard, est « un ami dans la vie », ce qui facilite le contact. Reste à savoir si cette proximité permettra d’aboutir à autre chose qu’un dialogue courtois à Bercy.
« Si [le gouvernement] n’entend pas ce que nous disons.
S’il considère qu’il doit appliquer tout son programme, rien que son programme, alors c’est lui qui met le pays en difficulté », a-t-il prévenu sur TF1, en reprenant la formule employée par Jean-Luc Mélenchon le 7 juillet 2024, au soir du second tour des dernières législatives et devenue le symbole de l’inflexibilité supposée de La France insoumise.
- Pour La France insoumise : maintenir la pression sur Emmanuel Macron
Dans ce contexte, les insoumis paraissent isolés au sein du Nouveau Front populaire dans leur refus du dialogue. Ces derniers considèrent qu’il n’y a rien à attendre du gouvernement et que tenter de négocier est une perte de temps.
« Je ne crois pas aux illusions, je ne prends pas les vessies pour des lanternes. (…)
J’ai des gros doutes sur l’idée que le recul de l’âge de la retraite à 64 ans pourrait être remis en question », a affirmé, jeudi après-midi, le député insoumis Éric Coquerel à son arrivée au ministère de l’Économie, où il était reçu en tant que président de la commission des Finances, qualifiant les négociations entre Éric Lombard et le reste de la gauche de « jeu de dupes ».
💬 "J'ai des gros doutes sur l'idée que le recul de l'âge de départ à la retraite soit remis en question"
Éric Coquerel, président de la Commission des finances à l'Assemblée, est reçu ce jeudi au ministère de l'Économie et des Finances sur le budget 2025 pic.twitter.com/nnxBgIgNTE
— BFMTV (@BFMTV) January 9, 2025
Éric Coquerel souligne notamment le fait que le gouvernement envisage de reprendre la copie du projet de loi de finances de Michel Barnier, en reprenant les discussions au Sénat, au lieu de proposer un nouveau texte.
Par ailleurs, Jean-Luc Mélenchon poursuit un tout autre objectif : pousser Emmanuel Macron à la démission pour provoquer une élection présidentielle anticipée et continuer de faire passer La France insoumise comme le seul parti de gauche portant un programme de rupture face au macronisme.
Or, trouver un accord de non-censure avec le gouvernement ne permettrait pas de maintenir la pression sur le chef de l’État.
D’où la virulence de son message posté sur X mercredi soir, pendant que ses partenaires négociaient avec le ministre de l’Économie : « Aucun accord de non censure du PS et de EELV [désormais LE] ne nous concernera jamais. Cette façon de négocier dans le dos du NFP et contre son programme est une forfaiture d’un irrespect total pour notre alliance.
Mais nous dormirons tranquilles.
La petite gauche traditionnelle n’a rien à offrir et ses négociateurs sont juste ridicules de servilité. »
france24