Curtis Yarvin, le gourou des « Lumières obscures » qui veut peser sur la présidence Trump

Quelques jours avant l’investiture de Donald Trump, le New York Times a publié une longue interview de l’idéologue neoréactionnaire Curtis Yarvin. Cet ex-entrepreneur de la tech est l’un des penseurs les plus influents d’une extrême droite technophile soutenant le nouveau président américain. Son idéologie, baptisée « Lumières obscures », prône la fin de la démocratie.

« Je ne crois pas au droit de vote » ou encore « La démocratie est faible et dépassée ». Des propos qui ne sortent pas d’un recoin sombre de l’Internet d’extrême droite mais des colonnes du New York Times. Le vénérable quotidien nord-américain a publié, samedi 18 janvier, une très longue interview de Curtis Yarvin, un « penseur » antidémocratique qui veut que les États-Unis soient dirigés comme une start-up par une sorte de « techno-César ».

Alors que Donald Trump a pris ses fonctions lundi 20 janvier, cet influenceur et ex-entrepreneur de la Silicon Valley aurait gagné une place de choix comme gourou idéologique de la « magasphère » – la sphère des trumpistes. Le quotidien britannique The Guardian a pour sa part présenté ce « néoreactionnaire » comme « le blogueur qui va influencer la présidence américaine de Donald Trump », dans un portrait publié le 21 décembre 2024.

Plus de démocratie mais un PDG des États-Unis
Le vice-président J. D. Vance, l’investisseur milliardaire Marc Andreessen, l’animateur Tucker Carlson et même Elon Musk ont fait référence à Curtis Yarvin et son courant de pensée antidémocratique des Lumières obscures – ou « Dark Enlightement ».

Cet idéologie a marqué la construction de la droite radicale trumpienne.

« Ce concept et celui de néoréaction sont plus ou moins interchangeables. Ils désignent une doctrine antidémocratique et antiprogressiste qui propose de se débarrasser de la démocratie pour gérer l’État comme une entreprise avec à sa tête un PDG ayant les mêmes pouvoirs qu’un monarque absolu », résume Harrison Smith, spécialiste des médias numériques à l’université de Sheffield ayant écrit sur l’influence de cette idéologie. Le terme « Lumières obscures » est d’ailleurs une référence et une critique à peine voilée au mouvement philosophique des Lumières au XVIIe siècle, qui appelait à restreindre les pouvoirs du roi.

Curtis Yarvin tente depuis longtemps de faire passer sa pilule idéologique. D’abord dans un relatif anonymat.

Il y a quelques années encore, ce personnage « n’avait d’influence que dans des recoins du web où on trouve des auteurs débattant au sein de communautés de niche sur Twitter ou Reddit », souligne Joshua Farrell-Molloy, spécialiste de l’extrémisme en ligne à l’université de Malmö (Suède).

En 2019, le livre « Key Thinkers of the Radical Right » de Mark Sedgwick évoque Curtis Yarvin dans sa section sur les penseurs émergents de la nouvelle droite à suivre. « L’auteur écrivait qu’il ne savait pas si ces nouveaux penseurs allaient avoir un impact. La plupart des autres noms cités ont d’ailleurs été oubliés, mais Curtis Yarvin, lui, est resté », note Marc Tuters, spécialiste des sous-cultures radicales sur Internet à l’université d’Amsterdam.

De « Mencius Moldbug » à Curtis Yarvin
Dans les années 2000, au début de sa carrière de « penseur politique », il n’apparaissait même pas sous son vrai nom en ligne. Curtis Yarvin se faisait appeler « Mencius Moldbug ». C’est sous ce pseudonyme qu’il a légué deux des idées qui ont le plus marqué l’alt-right – mouvance de droite radicale surfant sur la culture Internet – à la fin des années 2000. « Mencius Moldbug » a été l’un des inventeurs du concept politique de « red pill », en référence au film « Matrix » dans lequel Keanu Reeves prend la « pilule rouge » pour s’éveiller à la réalité de la matrice.

À l’instar du personnage de Neo, les extrémistes de l’alt-right jurent être les seuls à voir le monde tel qu’il est.

Curtis Yarvin a aussi popularisé la notion de « cathédrale », qui désigne une prétendue alliance entre les médias traditionnels et une élite universitaire œuvrant à imposer l’idéologie progressiste aux Américains.

Cet influenceur n’est pas le seul père des Lumières obscures. « Les Lumières obscures sont le résultat d’une conversation entre Curtis Yarvin et un penseur politique mieux intégré dans le monde universitaire, Nick Land, souvent présenté comme l’un des fondateurs de l’accélérationnisme politique », note Benjamin Noys, professeur de théorie critique à l’université de Chichester (sud de l’Angleterre) et spécialiste de l’accélérationnisme. C’est d’ailleurs Nick Land qui a écrit le manifeste des Lumières obscures en 2012.

Techno-libertarien
Les Lumières obscures sortent des recoins sombres de l’Internet grâce, notamment, au succès de ce courant de pensée dans le monde de la tech. Au début des années 2020, Curtis Yarvin se retrouve surnommé « le prophète néoréactionnaire de la Silicon Valley ».

Cette idéologie « a gagné beaucoup d’influence dans les cercles conservateurs de la tech et s’est imposée plus largement au fur et à mesure que le pouvoir de la Silicon Valley a grandi », assure Joshua Farrell-Molloy.

L’intérêt pour les Lumières obscures au sein du temple de la tech tient d’abord au fait que Curtis Yarvin « appartient au sérail : il est l’un de ces ‘tech bros’ [terme pour désigner la culture très masculine au sein de la Silicon Valley, NDLR]. Il a notamment développé au début des années 2010 une plateforme – appelée Urbit – censée révolutionner la manière dont on utilisait Internet », affirme Marc Tuters.

L’idéologie elle-même a de quoi séduire un Elon Musk ou un Mark Zuckerberg. Elle envisage en effet un monde « où il y aurait une élite dominante constituée des maîtres de la tech », souligne Benjamin Noys. La néoreaction de Curtis Yarvin « prévoit aussi de laisser l’innovation technologique suivre librement son cours sans surveillance démocratique ou régulation », note Harrison Smith. Personne, donc, pour empêcher Elon Musk de faire ce qu’il veut avec X. « C’est très techno-libertarien, une idéologie très influente dans la Silicon Valley », précise Marc Tuters.

Enfin, l’idée de gérer l’État comme une start-up – défendue par Curtis Yarvin dans l’interview accordée au New York Times – a de quoi caresser les « tech bros » dans le sens du poil.

Les Lumières obscures vont cependant encore plus loin : « L’idée est de créer, au sein des États-Unis, des ‘micronations’ qui seraient toutes gérées comme des entreprises », détaille Harrison Smith. Une approche qui n’est pas très éloignée des projets de nouvelles cités que cherchent à fonder certains milliardaires de la tech.

Concrètement, le fameux « Doge », cet organisme créé ex nihilo par Donald Trump pour permettre à Elon Musk de réduire le poids de l’administration, est une idée inspirée de la pensée de Curtis Yarvin. Cette institution est censée permettre à l’État d’être géré de manière plus efficace, à la manière d’une start-up.

Un zeste de racisme ?
Y a-t-il un risque que Donald Trump pousse la logique des Lumières obscures jusqu’à se défaire de la démocratie et se proclamer PDG des États-Unis ? Les experts interrogés par France 24 ne le pensent pas. « La démocratie a très bien servi les intérêts de Donald Trump jusqu’à présent. Il ne va pas se débarrasser de quelque chose qui lui procure autant de pouvoir », estime Benjamin Noys.

Curtis Yarvin offrirait ainsi une dimension institutionnelle, une justification idéologique aux penchants autoritaires de Donald Trump.

Une pensée dénuée de ce racisme qui semble omniprésent par ailleurs dans le reste du mic-mac idéologique du « trumpisme » ? Pas si vite. « Ils se défendent d’être racistes, mais le manifeste des Lumières obscures [écrit par Nick Land, NDLR] aborde la question de ceux qui sont capables de bien se servir des technologies et la réponse apportée est très racisée. Le manifeste est ainsi très critique à l’égard des communautés afro-américaines », souligne Benjamin Noys.

C’est donc une idéologie extrémiste à tous les points de vue qui a pu être développée en longueur dans les colonnes du New York Times.

Le quotidien semble suggérer qu’il faut connaître son ennemi pour mieux le combattre. Mais, en ligne, cette tribune offerte à Curtis Yarvin a pu choquer et « certains ont comparé ça à la chute du mur de Berlin », souligne Joshua Farrell-Molloy. Autrement dit, maintenant que ces idées ont été exposées dans un journal de référence, la barrière a été rompue et il n’y aurait plus de retour en arrière possible.

france24

You may like