Le tribunal est entré cette semaine dans les supposées « contreparties économiques » qui auraient été accordées par Nicolas Sarkozy en échange, selon l’accusation, d’un financement illégal de sa campagne électorale de 2007 par le dictateur libyen. Une occasion pour les juges d’explorer un « monde parallèle » aussi trouble que dangereux.
Ils sont partout et nulle part, ils prétendent connaître la terre entière, mais personne n’admet vraiment les fréquenter. Chaque jour d’audience, pourtant, leurs noms sont cités à la barre. L’un est en fuite mais omniprésent dans les propos du tribunal et de l’accusation : Ziad Takieddine. L’autre est sur le banc des prévenus (de temps en temps).
Supposé « homme de l’ombre » discret, Alexandre Djouhri, surnommé « Monsieur Alexandre » tient cependant des propos de « zonard » à la barre à la limite de l’ordurier quand il est interrogé.
Mais quels rôles ont vraiment joué ces mystérieux intermédiaires dans le supposé « pacte de corruption » censé avoir été noué entre Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi, le dictateur libyen, pour financer sa campagne de 2007 ?
Espion à l’ancienne
Voilà donc le tribunal plongé cette semaine dans les « contreparties économiques » du pacte. Selon l’accusation, contre l’argent de Kadhafi, Nicolas Sarkozy aurait accepté des contreparties diplomatiques – le retour sur la scène internationale du « Guide » et sa visite en grande pompe à Paris en 2007 – mais aussi la signature de contrats internationaux importants.
Ce 29 janvier, c’est Alain Juillet, 82 ans qui se présente à la barre.
La carrure virile et la bedaine bienveillante, l’ancien du fameux service action des services spéciaux, puis directeur du renseignement de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), est un espion à l’ancienne, qui a été nommé à la fin de sa carrière entre 2003 et 2009 « haut responsable à l’intelligence économique ». Les intermédiaires, il les connaît, c’est sa partie, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne les porte pas dans son coeur.
A la barre il n’en démord pas : « J’ai toujours dit aux hauts responsables que je rencontrais : ‘Faites très attention, ce sont des gens éminemment dangereux.
Tous ont un objectif : c’est entrer en contact avec le plus haut niveau de l’Etat. Ils sont éminemment dangereux car ils font tout pour vous piéger et vous tenir.’ »
J’ai toujours dit aux hauts responsables que je rencontrais : Faites très attention, ce sont des gens éminemment dangereux.
Alain Juillet Ancien dirigeant de la DGSE
La semaine dernière, Claude Guéant et Brice Hortefeux avaient notamment tenté de prendre leur distance vis-à-vis de Ziad Takieddine, qui, en 2005, les aurait tour à tour « piégés » à quelques semaines d’intervalle, en leur faisant rencontrer « contre leur gré » Abdallah Senoussi en Libye, beau-frère du dictateur Mouammar Kadhafi condamné à perpétuité par contumace en France pour son rôle dans l’attentat du DC10 d’UTA en 1989. Ils prétendaient ne pas s’être méfiés car, à l’époque, le Franco-Libanais avait « pignon sur rue » et personne ne les avait prévenus.
Guerre franco-française
Ce n’est pas ce dont se souvient Alain Juillet. Depuis les ventes d’armes dans l’affaire Karachi [dans laquelle il a été condamné, NDLR], « on l’avait parfaitement identifié, on l’accusait de beaucoup de choses, il était considéré comme un intermédiaire limite ».
En 2005, la Libye veut renouveler sa flotte d’avions de chasse.
Deux groupes français se font concurrence sur ce marché : Safran, qui propose de remettre en état tous les avions libyens, y compris les Mig russes, et Dassault, qui, de son côté, veut vendre ses Mirage.
« Une guerre franco-française, ce qui n’était pas très bon », estime Alain Juillet, qui découvre à ce moment que Ziad Takieddine (qui sert d’intermédiaire à Safran) « se balade en Libye avec une lettre soi-disant signée de Nicolas Sarkozy », promettant en échange de la conclusion de contrats, pas moins que la levée du mandat d’arrêt visant Abdallah Senoussi.
L’ancien maître espion convoque illico les responsables exportation des groupes pour leur demander de cesser cette guerre concurrentielle « stupide » et leur enjoindre « de ne pas laisser dire n’importe quoi par leurs intermédiaires ».
Il double le ferme message par un déjeuner avec Ziad Takieddine : « Je lui ai dit qu’il fallait qu’il fasse attention parce qu’on ne peut pas faire n’importe quoi avec l’Etat français. Il pouvait y avoir beaucoup de réactions derrière. Si le Libyen comprenait qu’il avait été trompé, cela pouvait déboucher sur du terrorisme. »
On se doute que l’entretien a dû être assez ferme car « au début, il [Takieddine, NDLR] a été très agressif, mais il a vite compris.
Ce genre de personne, il faut leur tenir tête, sinon ils peuvent s’imposer par la peur ». Il demande à l’intermédiaire de voir la lettre sans trop y croire car « ça ne tenait pas debout ». « Vous imaginez un futur candidat à la présidence de la République signer une lettre pareille ! Si cela s’était su, c’était le scandale assuré ! »
C’est, d’ailleurs, la seule chose avec laquelle Nicolas Sarkozy, qui n’apprécie guère Alain Juillet, est d’accord : « Vous vous imaginez, vu le nombre de documents que vous avez saisis chez Ziad Takieddine, si cette lettre avait existé il ne l’aurait pas seulement gardée, il l’aurait encadrée ! », ironise-t-il.
Un « homme du milieu »
Le second intermédiaire à passer à la moulinette d’Alain Juillet est Alexandre Djouhri. « A l’époque [avec Ziad Takieddine NDLR], ils se faisaient concurrence sur la Libye. J’ai dit à Claude Guéant de s’en méfier quand il était secrétaire général de l’Elysée entre 2007 et 2009. […] Djouhri, c’est un homme du ‘milieu’, il ne faut pas l’oublier, il a été pris dans une fusillade, de voiture à voiture.
C’est une sorte de voyou.
L’entreprise de vêtements qu’il avait montée avec le fils Delon [Antony, NDLR] a flambé, pour toucher l’assurance… Il y a des questions à se poser », soutient Alain Juillet.
Sur les bancs de la défense, les avocats d’Alexandre Djouhri explosent et rappellent que leur client n’a « aucun casier judiciaire ». « Il n’a pas eu de condamnation, c’est vrai, mais c’est un personnage complexe », admet l’ancien maître espion.
De fait, la semaine dernière, interrogé à la barre, celui qui refuse le terme « d’intermédiaire » – car « un intermédiaire, on ne sait pas où il se trouve », sans vraiment dire où lui-même se situait – s’était prêté à un numéro inattendu de clown grotesque surjouant « Max la magouille » mais parlant de « Dominique » (de Villepin), « Claude » (Guéant), et décrivant ses visites à l’Elysée où il passait sur « un simple coup de fil ».
Petites lunettes rondes, l’homme, presque débraillé, arbore un costume trop grand pour lui et porte d’étranges baskets noires.
« Dans la vie privée des affaires politiques, je pense être connu », admet-il faussement humble. Pour la minute d’après, décrire en termes particulièrement crus son incarcération à Londres, en attendant son extradition : déshabillé et fouillé « bien à fond » en soulevant une jambe après l’autre pour bien se faire comprendre du tribunal qui lui demande de « se reprendre ». A l’audience suivante, il viendra s’excuser.
Monde parallèle
Il n’empêche, quel drôle de monde « parallèle ». Il a donné lieu encore à des échanges tendus entre Anne Lauvergeon et Nicolas Sarkozy. Entendue jeudi à la barre, l’ancienne patronne d’Areva pointe l’empressement « atypique » de l’ancien président de la République à signer un mémorandum sur le nucléaire avec la Libye en 2007.
Le tribunal rappelle les propos retranscrits dans son livre (« La Femme qui résiste ») selon lesquels elle aurait reproché à Nicolas Sarkozy d’avoir « laissé s’installer un système parallèle, opaque, qui obéit à ses propres règles qui ne sont pas les intérêts du nucléaire.
J’ai vu à l’oeuvre Claude Guéant… ».
Elle raconte comment, selon elle, Henri Proglio, nouveau patron d’EDF, avait été propulsé « capitaine de l’équipe de France » du nucléaire et où Claude Guéant, secrétaire général de l’Elysée, était aux manettes. Les « intermédiaires », qu’elle refusait, dit-elle, de rencontrer, « étaient extrêmement présents » – en particulier Alexandre Djouhri.
Interrogé à son tour, Nicolas Sarkozy conteste tout « système parallèle » et trouve que la témoin faisait moins la fine bouche quand elle vendait « des centrales à la Chine ». Il réfute une quelconque précipitation avec Mouammar Kadhafi, assurant que son action s’inscrivait « strictement, strictement » dans celle engagée par Jacques Chirac avant lui.
Portraits peu flatteurs
Il n’empêche, le tribunal doit maintenant faire avec ces portraits peu flatteurs. Au début de l’audience, déjà, un des assesseurs se demandait comment ce style de personnage pouvait aussi facilement entrer en relation avec des personnes de « haut rang ».
Il lui faudra surtout démêler le vrai du faux dans le flot des « révélations » de Ziad Takieddine et l’exubérance gênante d’Alexandre Djouhri.
Ces deux intermédiaires, proches des réseaux de la droite française mais en concurrence, ont chacun de leur côté, selon l’accusation, oeuvré pour faire transiter l’argent libyen, avant et après l’élection de Nicolas Sarkozy.
Ziad Takieddine a notamment déclaré avoir remis des valises de billets libyens à Claude Guéant au ministère de l’Intérieur.
Sur des comptes lui appartenant a été retrouvé l’équivalent de 6 millions d’euros en argent libyen, destinés à la campagne de Nicolas Sarkozy, selon l’accusation.
L’audience devrait entrer la semaine prochaine sur le fond du financement présumé illégal de la campagne présidentielle de 2007 de Nicolas Sarkozy.
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