En Ukraine, sur le front gelé par la guerre des drones

À 35 km au nord de Kharkiv, face à l’armée russe, les soldats de la 127e brigade mènent une guerre électronique. En trois ans, les combats d’artillerie ont laissé place à une guerre des drones : surveillance des positions de l’ennemi, attaques de drones kamikazes. 

Conséquences : le front est gelé, les soldats s’enterrent dans des tranchées, les rotations ou les évacuations médicales sont très périlleuses. Reportage.

À 6 km des premières positions de l’armée russe, « Oskil » et ses hommes construisent une tranchée. Le boyau d’une quinzaine de mètres mène à un poste d’observation et de tir qui protège une route permettant d’approvisionner, un peu plus loin, les combattants en première ligne de la 127e brigade de la défense territoriale ukrainienne.

“Il y a 10 jours, cette tranchée n’existait pas. Nous avons commencé à deux, et maintenant nous sommes cinq. Nous faisons tout : creuser à la pelle, porter et poser les rondins de bois, collecter et sortir des sacs de terre.

Ce n’est pas facile” explique « Burkun », mécanicien et conducteur d’engins qui ne souhaite s’identifier que par son nom de guerre, comme la plupart les soldats rencontrés.

"Oskil" et "Burkun" dans la tranchée qu'ils sont en train de construire, à 6 km des premières positions russes.

“Normalement on creuse les tranchées avec une pelleteuse, mais ici on ne peut pas, on les creuse à la main à cause des drones” ajoute-t-il. Sur ces positions tenues par l’armée ukrainienne depuis trois ans, les drones d’observation et d’attaque sont devenus le principal danger.

Plus que jamais, cette menace exige de s’enterrer et d’être perpétuellement sur ses gardes.

“Les Russes font voler beaucoup de drones ici” explique “Dym”, le responsable du matériel. “Les gars du bataillon nous appellent par radio quand ils les repèrent, pour nous dire de nous cacher. On continue alors à travailler dans la partie enterrée de la tranchée et ils nous font savoir par radio quand nous pouvons travailler dehors en toute sécurité. S’il fait beau, il vaut mieux ne pas sortir de la tranchée car on est facilement repérable”. 

Guerre des tranchées et guerre high-tech

Pour ces soldats du génie militaire, la présence des drones renvoie la vie des soldats sur le front aux conditions des poilus de la Première Guerre mondiale. Pendant les 10 à 15 jours sur place, ils endurent le froid entre deux parois de terre noire et gelée, dorment dans un lieu de vie enterré et chauffé par un poêle à paraffine.

Seul réconfort, se réfugier la nuit dans la cuisine d’une maison abandonnée où l’on peut faire du feu et boire du café.

“Oskil”, le lieutenant chargé de la logistique et de l’approvisionnement du bataillon, est formel : en trois ans, le visage de la guerre s’est profondément modifié. “Au début, en 2022, les tirs d’artillerie étaient permanents. C’était tout simplement horrible. C’était une canonnade sans fin.

Maintenant, il y a moins de tirs d’artillerie. La menace ce sont les drones”. 

Au nord de Kharkiv, a proximité de la frontière avec la Russie, des villages et habitations en ruine fantomatiques

Avant de quitter sa position, alors que le jour se lève parmi les ruines des villages avoisinant, ce barbu calme et aguerri montre le brouilleur de drone installé sur le toit de son véhicule. “Il nous protège des attaques en créant un dôme invisible d’environ 200 mètres de diamètre. Si un drone d’attaque s’approche, la communication radio est interrompue, l’image est perdue et il s’effondre.

En règle générale, même avec l’inertie, il ne peut pas atteindre la voiture.

Ce brouilleur est très demandé. La guerre est maintenant électronique, et sans cet équipement il serait impossible d’assurer la logistique”.

Le recours aux drones, une nécessité pour survivre

Dans le poste de commandement du bataillon, en sous-sol d’une maison inhabitée, les murs sont couverts d’écrans. Interdiction de filmer ou de photographier. Avec un sourire, le lieutenant de 37 ans qui dirige les opérations affirme que l’un de ses pilotes de drone a abattu deux soldats russes au cours de notre conversation.

“Ce que vous voyez, dans cette salle, n’existait pas en 2022” explique cet officier qui, avant la guerre, était chef d’entreprise dans le domaine des franchises commerciales. Simple soldat volontaire il y a 3 ans, Taras Shevchenko est devenu chef de bataillon en un temps record, comme beaucoup de jeunes officiers qui ont supplanté au fil de la guerre leurs aînés, militaires de carrière aux conceptions “soviétiques”, selon lui.

Le lieutenant Taras Shevchenko, commandant du 228ème bataillon de la 127ème brigade de la défense territoriale.

Sans entrer dans les détails des dispositifs électroniques utilisés par son bataillon, il assène le constat suivant : “Vu les armements que nos alliés nous ont fourni, nous avons été obligés de recourir à de nouvelles technologies. Ce n’est pas une question de mérite, c’est une question de survie. Si nous n’avions pas basculé dans une guerre technologique, nous aurions déjà perdu”.

L’officier finit par citer Winston Churchill, “les temps difficiles créent des hommes forts”. 

Plus modestement, il explique que c’est grâce aux drones de surveillance et de combat FPV (“first-person view” ou pilotage en immersion) que la 127e brigade a pu repousser en mai et juin 2024 l’offensive russe qui tentait à nouveau de s’emparer de la ville de Kharkiv.

Image de drones d’attaque FPV fournies par la 127e brigade de défense territoriale

“Actuellement, la situation est sous contrôle.

Le front est stable. C’est le résultat des actions que nous menons depuis huit mois. Lorsque nous sommes arrivés ici, la situation était complètement différente (NDLR, l’armée russe était à l’attaque pour s’emparer de Kharkiv). Aujourd’hui, nous sommes bien retranchés et l’ennemi ne mène aucune opération d’assaut dans notre direction, car il sait qu’elles seront inefficaces”

Les drones, un cauchemar qui entrave les mouvements

À quelques kilomètres de là, un autre jeune lieutenant constate lui aussi que la guerre électronique est devenue la nouvelle réalité du front. La plupart des blessures sérieuses que ce chirurgien âgé de 30 ans a eu à traiter ces derniers mois ont été causées par des drones kamikazes qui peuvent transporter jusqu’à un kilo et demi d’explosifs et voler à 60 km/h.

“Quand ils explosent, des morceaux de métal peuvent atteindre les bras ou les jambes des soldats.

Les shrapnel peuvent transpercer un casque, et plus rarement un gilet pare-balle. Parfois les explosions provoquent aussi des brûlures” explique Mykyta Shchetynin.

Le lieutenant Mykyta Shchetynin, chirugien, dans le poste médical avancé qu'il dirige sur le front au nord de Kharkiv.

La guerre des drones tue et mutile. De plus, elle isole les soldats qui se terrent dans leurs positions et s’exposent au moindre mouvement.

“La guerre a changé. Les soldats sont de moins en moins blessés par balles ou par des obus d’artillerie. Dès qu’il y a une rotation, elle est détectée depuis les airs par des drones, et les opérateurs de drones kamikazes entrent en action” poursuit le jeune chirurgien.

Autre difficulté, l’évacuation des blessés.

Leur prise en charge peut durer des heures pour que les secouristes ne soient pas, à leur tour, la cible des drones. Les médecins militaires assistent alors impuissants aux souffrances des soldats. 

Aux premières heures de la guerre, le jeune chirurgien était encore à la faculté de médecine de Kharkiv, sa ville natale. Les troupes russes étaient sur le point d’entrer dans la deuxième ville d’Ukraine, largement russophone.

Pendant ces heures noires de février 2022, il n’a pas hésité une seconde et s’est engagé dans la défense territoriale.

Un blindé ukrainien détruit lors d'une des multiples offensives terrestres russe vers la ville de Kharkiv.

Trois ans plus tard, après avoir été infirmier de combat en première ligne aux quatre coins du pays, il est désormais responsable d’un poste médical avancé, à 35 km du centre-ville de Kharkiv. Et pourtant, il ne parvient à voir sa femme et son fils qu’une fois tous les six mois.

“Mon état mental était différent lorsque c’était long et difficile de voyager d’une garnison à l’autre pour voir ma famille. Maintenant, je suis à deux pas de chez moi et je ne peux pas rentrer.

C’est frustrant, très frustrant, mais c’est la réalité de cette guerre”.

Épuisé comme beaucoup par trois ans de guerre, Mykyta évoque avec résignation ses anciens camarades de faculté qui poursuivent leur carrière de chirurgien dans des hôpitaux civils ou militaires, à l’arrière. Il aimerait qu’ils puissent le remplacer quelques jours, de temps en temps, pour souffler enfin.

Mais la guerre des drones gèle les mouvements et le condamne à un nouvel hiver glacial loin des siens, parmi les ruines de la guerre.

Une maison détruite à proximité de la ligne de front au nord de Kharkiv.

france24

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