Kokorin : « Si ça n’avait pas été un ami de Poutine, rien de tout cela ne serait arrivé »

De plus grand espoir de la Russie supposé la guider lors de sa Coupe du monde à la maison à repris de justice, il n’y a parfois qu’un pas. Ou plutôt quelques droites, quand on s’appelle Aleksandr Kokorin. Entretien confession, sur un divan au soleil à Limassol.

Salut Aleksandr, comment ça va ? 

Ça va, l’équipe se sent bien. Les play-off vont bientôt commencer, il va falloir être prêt. En plus, il recommence à faire super beau, je pense que tout va bien se passer.

Ce qui se passe bien à l’Aris Limassol, c’est aussi ton association avec Yannick Gomis. Est-ce que ça ne serait pas le meilleur comparse que tu aies jamais eu sur le front de l’attaque ?

Il est vraiment très cool. On s’entend parfaitement sur le terrain, en même temps ça fait quand même trois ans qu’on joue ensemble.

Tu profites d’être à Chypre pour aller voyager à gauche à droite ?

Franchement, on n’en a pas trop le temps. Je vais juste à Dubaï voir ma femme quand j’ai quelques jours. Sinon, j’évite de me disperser, je m’entraîne avec les gars et je reste à la maison. Je ne vais même plus au restaurant, je ne sais pas ce qu’il m’arrive.

En Russie en ce moment, il n’y a pas beaucoup de bons agents, avec du réseau, qui peuvent t’envoyer dans de grands clubs. La porte n’est pas grande ouverte pour quitter le pays.

Aleksandr Kokorin

Comme beaucoup de joueurs russes, tu es plutôt casanier. Est-ce difficile pour vous de vous exporter à l’étranger ?

La génération qui a joué l’Euro 2008 avait commencé à partir dans d’autres championnats, comme Zhirkov à Chelsea, Arshavin à Arsenal… C’est vrai que depuis, ça s’est un peu arrêté, je ne saurais pas trop te dire pourquoi. Le championnat russe était aussi très compétitif à cette époque.

Tu as quand même attendu d’avoir presque 30 ans pour aller voir ailleurs…

J’avais un gros contrat dans un club incroyable, le Zénith Saint-Pétersbourg. Avant la situation actuelle, on jouait chaque année la Ligue des champions, je jouais avec de grands joueurs comme Hulk ou Witsel… Quand tu es dans ce cas-là, qu’est-ce que tu veux de plus ? Puis en Russie en ce moment, il n’y a pas beaucoup de bons agents, avec du réseau, qui peuvent t’envoyer dans de grands clubs.

La porte n’est pas grande ouverte pour quitter le pays.

Et quand tu pars, tu restes à peine une saison et demie à la Fiorentina (janvier 2021-août 2022) et tu pars pour Limassol, la ville la plus russe d’Europe, avec un propriétaire russe (Vladimir Fedorov), un coach biélorusse (Aleksey Shpilevski)… Ça a beaucoup joué ?

Je connaissais déjà très bien le propriétaire, qui est un ami. Il m’a appelé quand j’étais dans le dur à la Fiorentina, et m’a proposé de venir jouer pour Aris. Je suis venu, j’y ai pris du plaisir, et je suis resté. Je jouais chaque match en entier, l’ambiance était géniale, on s’est mis à enchaîner les victoires. Puis à Limassol, t’as bien un tiers des habitants qui sont russes, donc c’est parfait pour moi. Où que tu ailles, ça sera un peu la Russie.

Quand tu commences à jouer en Russie, il y a également la règle du 6+5, qui oblige les clubs à avoir au moins six joueurs nationaux dans leur composition de départ. Ça ne t’a empêché de prendre ton envol, à un moment ?

Quand j’étais jeune, ça m’a surtout énormément aidé. Le club achetait plein de très bons internationaux, mais ça m’a quand même permis de jouer.

Dans d’autres pays, de ce que j’ai vu, si tu as un jeune talentueux dans ton équipe, tu vas tout faire pour l’aider. En Russie, on va plutôt lui dire de fermer sa gueule et de bosser, ça n’aide pas trop.

Aleksandr Kokorin

Ça te manque, là-bas ?

Non, et surtout pas Moscou. J’y ai vécu longtemps et pour être honnête, je n’aimais pas trop. Quand j’arrive, j’ai dix ans, je ne comprends rien, tout ce qui compte pour moi, c’est le centre de formation et le terrain d’entraînement. On restait dans une pension pour jeunes sportifs, tu n’as ni argent ni amis pour sortir faire des conneries en ville. Mais si tu n’y es pas pour le foot ou le travail, je ne vois pas trop l’intérêt. Il fait beau à peine trois mois par an…

Dès tes premières apparitions en pro à 17 ans, tu bats des records de précocité, tu es rapidement attendu comme le grand espoir qui doit arriver à son meilleur niveau pour la Coupe du monde à la maison, prévue en 2018. Ce n’était pas trop de pression pour le jeune homme que tu étais ?

Je ne sais pas comment c’est en France, mais en Russie, quand tu es jeune, que tu commences à être riche et célèbre, les gens te haïssent beaucoup plus qu’ils ne t’adorent. Ça m’a affecté, j’ai pas mal ressenti cette pression quand j’avais 17, 18 ans. Dans d’autres pays, de ce que j’ai vu, si tu as un jeune talentueux dans ton équipe, tu vas tout faire pour l’aider. En Russie, on va plutôt lui dire de fermer sa gueule et de bosser, ça n’aide pas trop. C’était dur à ce moment-là, crois-moi. Il fallait garder la tête froide chaque jour, rester calme.

Ça peut expliquer les conneries que t’as fait plus tard ?

En Russie, beaucoup de gens disent que je n’ai pas atteint ce sommet que j’aurais pu viser avec mon talent. Mais avec ce qui m’est arrivé, ma carrière aurait pu s’arrêter bien plus tôt, notamment à cause de ces pressions.

Mais j’ai 33 ans, et je joue encore.

Je pensais par exemple à cette soirée en boîte à Monaco, après l’élimination lors de l’Euro 2016.

Je sais que les fans, en Russie, réagissent pour un rien, mais ça fait partie de la vie. Faut aussi profiter, et se faire de bons souvenirs pour plus tard…

Deux ans après, tu te fais les croisés, et tu rates la Coupe du monde à la maison. C’était l’objectif d’une vie qui s’envolait ?

C’était le moment le plus dur de ma vie. Je jouais très bien avec le Zénith, on était qualifiés en phase finale de la Ligue Europa (élimination en seizième de finale contre le RB Leipzig, Aleksandr Kokorin se blesse au bout de huit minutes lors du match retour, NDLR), j’étais le meilleur buteur du club… Et en mars, je me fais cette blessure, et je comprends que je ne pourrai pas jouer en juin.

Ça m’a fait très mal. Je suis allé passer ma convalescence loin de la Russie, où tout le monde ne parlait que de la Coupe du monde.

Je suis allé à Saint-Tropez, j’ai regardé Russie-Espagne à la plage, mais après, j’ai arrêté, ça me faisait trop mal de voir l’équipe, et de me dire que je n’y étais pas…

Tu n’as rien regardé de la Coupe du monde ? 

Si bien sûr, surtout la phase finale, mais les matchs de la Russie, je n’ai pas pu. C’était trop d’émotions négatives pour moi à ce moment, même si j’étais à fond derrière eux. La France gagne, non ?

J’étais un jeune mec stupide qui ne comprenais pas la chance qu’il avait.

Aleksadr Kokorin

Quelques mois plus tard, tu es arrêté pour des faits de violence. Tu devais être l’attaquant star de ton pays pour sa Coupe du monde chez lui, tu te blesses et tu te retrouves en prison quelques mois plus tard. C’est une sacrée descente aux enfers, quand même.

C’est le genre de trucs que tu ne vois que dans les films. Le plus dur, c’est que je reviens tout juste de blessure après six mois, je retrouve directement mon meilleur niveau, je marque le but de la victoire contre le Slavia Prague en Ligue Europa, on gagne 1-0, et on a ces quatre jours de repos pour la trêve internationale.

On décide d’aller à Moscou avec mon pote Pavel Mamaev, et on se fait arrêter (ils ont agressé un haut fonctionnaire du ministère du Commerce, Denis Pak, parce que ce dernier leur aurait demandé de faire moins de bruit, NDLR). Dans le système russe, si tu te bats avec un ami de Vladimir Poutine, tu te fais arrêter directement. Si ça avait été avec quelqu’un de lambda, rien de tout ça ne serait arrivé. Aujourd’hui, je vois ça comme une expérience incroyable.

Parce que quand tu mènes la belle vie, quand tu as des gens, notamment plus pauvres, qui critiquent le système, tu ne comprends pas. Quand le système vient à ta porte t’arrêter, tu comprends que tout peut aller très vite.

Comment ça, une expérience incroyable ?

Peut-être que sans cette expérience négative, comment dire… Ces neuf mois où j’ai été enfermé, c’est comme si Dieu m’avait dit : « Calme-toi, et arrête ça. » Peut-être que si je ne m’étais pas arrêté, je n’aurais pas eu une très belle fin de carrière…

Arrêter quoi, au juste ?

Commencer à me calmer, me concentrer sur mes matchs, ma famille. J’étais un jeune mec stupide qui ne comprenait pas la chance qu’il avait, chose que pas même un pourcent de la population ne pourrait avoir. Je me disais que je méritais tout ça, que c’était juste normal.

Pour un jeune con, tu avais quand même déjà 27 ans…

J’avais 27 ans, et le sentiment que j’avais tout pour moi. Quand tu te retrouves dans ta petite cellule, tu as le temps de prendre un moment, de fermer les yeux et de réfléchir à ce que tu as fait de mal pour te retrouver dans une situation aussi dramatique. Tu ressens à quel point ta famille est importante pour toi.

Je me suis dit : « OK, je suis un grand garçon, je veux juste être avec mes enfants, aller m’entraîner, et profiter… » 

Mais pas profiter dans le même sens qu’avant…

« On prend combien de bouteilles de champ’ ? »« On prend combien de bouteilles de champ’ ? »

T’as fait quoi pendant ces neuf mois ?

Déjà, tu te retrouves avec un autre gars dans une pièce de six mètres sur six, 23 heures par jour. Tu as une heure pour sortir, mais t’es entre des murs, tu n’es pas à l’air libre. J’ai dû recevoir six ou sept mille messages de fans. Je prenais mon petit stylo, et je répondais à tout le monde. J’avais tout mon temps, j’y ai passé presque toutes mes journées, je leur répondais à propos de tout et n’importe quoi. C’était assez fou le soutien de tous ces gens à ce moment.

Ils me disaient : « Comment ça va, je viens de je ne sais où, et on est avec toi. » Des gens me racontaient leur histoire, leur vie compliquée, ils me racontaient comment ils s’en étaient sortis. Ils me disaient de rester fort, que tout allait bien se passer. Pour leur répondre, je devais donner mes lettres à la police, ça prenait deux jours pour être envoyé.

Ce n’était pas trop dur de redevenir un athlète de haut niveau après ça ?

Non, pas vraiment. Quand je sors en septembre, c’est la trêve, on fait une présaison de trois mois (avec le Zénith, NDLR). Je me sentais vraiment bien, et le terrain me manquait énormément. Plus tard, j’ai voulu aller à la Fiorentina pour découvrir comment ça fonctionne ailleurs. Je me retrouve dans une bonne équipe, je joue avec Ribéry, je m’entraîne avec lui, je partage son vestiaire… C’était quand même quelque chose d’incroyable.

Tu regrettes d’être parti aussi tard ?

Peut-être, oui. Mais bon, c’est la vie.

sofoot

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