En cette deuxième semaine du procès des geôliers présumés du groupe État islamique qui se tient devant la cour d’assises spéciale de Paris, la parole est toujours aux ex-otages. Ce lundi 24 février, Nicolas Hénin, l’un des quatre journalistes français enlevés en juin 2013, a témoigné.
« Sergeï, James, Steven, David, Alan, Peter, John, Kalya, Louisa. Si j’ai eu la chance de revenir parmi les vivants, eux sont restés là-bas parmi les morts. »
De ces premiers mots en hommage à ses camarades de détention, puis tout au long du terrible récit de ses 11 mois de séquestration, la voix de Nicolas Hénin s’infléchit de la myriade d’émotions qui la traversent, sans jamais se départir de sa douceur. À la manière presque solennelle dont il se dresse à la barre, on sent combien « cette déposition, ça fait des années qu’[il] y pense, qu’[il] la rumine ». Ses doigts crispés sur ses notes traduisent la mission qu’il s’est donné : « Je tiens surtout à ne rien oublier, à être le plus précis possible », pour « montrer l’ampleur des crimes commis ».
« Un piège »
Contrairement au journaliste Didier François et au photographe Edouard Elias, qui avaient fait le choix de partir en Syrie ensemble, Nicolas Hénin rencontre le journaliste Pierre Torres par hasard, sur place. « Nous, on est un binôme d’opportunité ».
C’est ainsi qu’ils se retrouvent le 15 juin 2013, à découvrir, dans une ancienne enceinte de sécurité du régime, « une vingtaine de gamins de 8 à 12 ans. Ils jouent au foot, mais portent une tenue afghane, plus précisément pachtou, un fort marqueur de jihadisme dans le contexte syrien. Un jihadiste tunisien francophone nous confisque toutes nos affaires ». Pendant une semaine, les journalistes vont tenter diverses intercessions pour récupérer, a minima, leur passeport.
« Le 22 juin au matin, un responsable de l’État islamique passe nous voir pour dire “c’est réglé, ce soir, on vient ramener les passeports”.
Moi, j’étais prêt à partir. Cette promesse, je m’en suis rendu compte après coup, était une façon de nous ferrer, de faire en sorte qu’on ne quitte pas la ville. On est tombé dans un piège », analyse a posteriori Nicolas Hénin. Il est enlevé vers 14h30 devant une supérette, Pierre Torres trois heures plus tard. Mais chacun ignore dans un premier temps la capture de l’autre.
« Le métrologue »
Le récit de ces 11 mois de séquestration et sévices est précis. Les dates, les lieux, les protagonistes… Nicolas Hénin a essayé d’enregistrer le maximum d’informations sur place pour tenir « j’étais le “métrologue” de l’équipe, je mesurais tout, tout le temps, je notais les jours », et pour retenir « participer aux procédures, être ici à ce procès, pour moi, c’est encore participer à la résistance » pointe-t-il.
Il raconte cette douche dans laquelle il est d’abord enfermé, seul.
« C’est là que je me suis retrouvé face à un bout de pain minable, à avoir les yeux qui s’embrument, la gorge qui se serre et l’estomac qui se noue : voilà, je ne suis plus en contrôle de ce qui m’arrive », souffle-t-il. Alors le deuxième jour, pour « garder la forme et le moral », « le truc que je trouve, c’est de danser : jouer de la musique à fond dans ma tête, je m’imagine en boîte de nuit et je danse ».
Sans cesser de tenter d’enregistrer des informations, identifier les gardiens.
Fuite
Il leur donne des surnoms « Abou Canada », sadique en chef, « Grand off », pour « Grand officier », « Abou de chandelles », celui qui restreint la nourriture. Lui aussi se verra affubler de surnoms par ses geôliers au cours de ses mois de détention : « Gollum », « My precious », « Bonnie », « Denis la Malice ».
Un soir, il arrive à desceller ses barreaux, s’échappe, court dans le désert, arrive à un village, croit en son salut.
« Je croise deux hommes en caleçon et marcel, sans barbe… Ils me demandent “t’es qui ?” et je me suis fait attraper par ces bandits, c’étaient des jihadistes. Bah oui, des jihadistes en caleçon, ça ne se reconnaît pas ! », sourit amèrement le journaliste. La punition sera terrible.
Souffrances intimes
Faut-il tout dire des tortures subies ? Le journaliste s’est posé la question. « C’est très intime de parler des souffrances. Je reconnais même que j’ai longtemps eu honte de ce que j’ai subi. Je voulais protéger ma famille, et en particulier mes enfants. C’est plus récemment que j’ai commencé à utiliser le mot torture pour décrire les sévices subis et pourtant, c’était bien ça », confie Nicolas Hénin, la voix enrouée.
« Mais aussi horrible que cela pourra vous paraître, ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan de sévices que j’ai vu pratiquer de manière systématique sur les Syriens », souligne-t-il.
Mais parce qu’il est « énormément dans la mémoire et la transmission », il raconte. Et parce que les témoignages des ex-otages constituent le cœur de l’accusation, en particulier pour le chef d’acte de torture et de barbarie, il détaille.
« Bienvenue dans le système concentrationnaire de l’EI »
Après son évasion, des tortures en quatre actes. Un passage par une salle chirurgicale et ses instruments : « Ils ne m’ont rien fait, c’était un moyen de me conditionner ». Puis un interrogatoire dans un bureau durant lequel « la vérité ne compte pas, ils cherchent n’importe quel prétexte à une sanction ». En l’occurrence, des dizaines de coups sur ses pieds entravés.
Puis une suspension, en position de stress, à une poulie en plein soleil. Et enfin un simulacre d’exécution à la kalachnikov.
Une fois qu’il aura été regroupé avec les autres otages, il y aura aussi les soirées « chloroforme » ou les « soirées cimeterre » (du nom d’un grand sabre traditionnel), durant lesquelles ils sont menacés, drogués, frappés.
Sans nommer Mehdi Nemmouche – une confrontation est prévue ce jeudi 27 février – Nicolas Hénin parle de ce geôlier français qui sortait du lot, Abou Omar. « Une de ses toutes premières phrases a été : “vous avez quitté la matrice !” Il avait une culture très pop, très jeune, des références qui m’échappaient. Mais pour moi, le message était très clair : “vous avez quitté le monde et vous êtes arrivés dans notre système : bienvenue dans le système concentrationnaire de l’EI !” », se souvient l’ex-otage.
Abécédaire
C’est « avec quelque chose de plus léger », que Nicolas Hénin souhaite finir son témoignage, en proposant « un petit abécédaire » de ces longs mois de détention. « F comme Faim et Froid ». « H comme hygiène ». « L comme licite et illicite ». « P comme peur ». « P comme prière aussi » : celles qui rythmaient la détention, dit-il, « mais surtout, celles que ma famille a faites pour tenir ».
Nicolas Hénin se tourne alors vers le box et regarde les accusés : « Je veux que vous sachiez que des messes ont été dites en France pour que les cœurs de mes ravisseurs s’apaisent et soient touchés par la pitié. ».
Il s’attarde sur le « R de résistance ».
Cette résistance entamée là-bas en enregistrant le maximum sur les tortionnaires, mais surtout au travers de la solidarité avec les autres otages, jusqu’à « être présent, aujourd’hui », à ce procès.
Et c’est avec le « V de victime » qu’il conclut.
« La qualité de victime ne dépend pas de la perception qu’on en a, mais de ce qu’on a factuellement vécu. On ne choisit pas. Mais moi, je préfère le terme de survivant ».
rfi