En dix ans, 48 morts à la frontière franco-italienne : « La moindre des choses, c’est de leur redonner un nom »

Entre Vintimille et Menton, la traversée de la frontière franco-italienne est dangereuse pour les personnes exilées qui tentent d’éviter les contrôles policiers. Un collectif de citoyens solidaires et de chercheurs ont établi la liste des noms des personnes décédées dans cette zone frontalière, depuis dix ans, notamment en essayant de traverser par les Alpes, ou encore renversés par des véhicules.

Le but de ce collectif : les sortir de l’anonymat mais aussi mettre en lumière la violence chronique des politiques frontalières.

Quarante-huit personnes sont décédées à la frontière franco-italienne entre 2016 et 2025, selon une base de données élaborée par des chercheurs et citoyens solidaires, rendue publique par la Ligue des droits de l’Homme de Nice mi-février. Elles venaient d’Érythrée, du Soudan, de Libye, du Tchad, du Népal, du Bangladesh ou encore d’Afghanistan.

Les plus jeunes avaient 16 ans.

Elles s’appelaient Mohamed, Saikou, Saïd, Nfansou, ou encore Yonas, le dernier de la funeste liste, décédé en janvier 2025. Le corps de ce jeune Érythréen de 26 ans avait été retrouvé au milieu des rochers, face à la mer, au niveau du pont Saint-Ludovic. Le pont qui marque la frontière entre l’Italie et la France. Vintimille d’un côté, Menton de l’autre. Un poste-frontière au milieu.

C’est exactement au niveau de ce pont Saint-Ludovic qu’a été déposée, fin 2022, la première stèle d’un mémorial dédié à ces exilés morts à la frontière. Celle d’Ahmed Zia Safi, âgé de 16 ans seulement. Lui avait été renversé non loin de là, sur l’autoroute, le 7 novembre de cette même année.

« Son nom avait été publié dans la presse italienne, ce qui est rare », se rappelle Charlotte Rouault, membre du groupe de travail à l’origine de la liste des 48. « On s’est demandé : est ce son vrai nom ? Peut-on l’utiliser, car la famille n’est sans doute pas au courant de son décès ? Et puis on s’est dit : ce système déshumanise les gens en exil, considérés comme des chiffres. Cette fois, nous avons un nom, pas sûr qu’il soit bon, mais utilisons-le. »

« Ces morts, ce ne sont pas des accidents »
Autour de cette première stèle s’est déroulé un temps d’hommage, ouvert au public, avec des tracts informant les habitants de Vintimille sur cette réalité mortifère. Grâce à des images de la commémoration ayant circulé dans la diaspora afghane, un oncle d’Ahmed, resté sans nouvelles, a découvert la situation. « Il a pu venir à Vintimille pour l’identification du corps. Nous sommes restés en contact avec lui.

Il nous a envoyé des photos des funérailles en Afghanistan », raconte Charlotte Rouault.

La première pierre du mémorial de Vintimille déposée le 13 novembre 2022 en mémoire d'Ahmed Zia Safi, jeune afghan de 16 ans renversé sur l'autoroute quelques jours auparavant, le 7 novembre. Crédit : Charlotte Rouault

À partir de ce moment-là, un groupe de travail s’est mis en place pour établir un mémorial pour toutes les autres personnes décédées à la frontière ces dernières années, à l’occasion de la journée internationale Commémor’action de février 2023.

« C’était douloureux de voir toutes ces stèles sans nom. On s’est dit : ce n’est plus possible », retrace Charlotte Rouault. « On ne peut pas réparer l’injustice qui leur a été faite. La moindre des choses, c’est de leur redonner un nom et de s’assurer que les proches puissent faire leur deuil ».

Le tournant de la militarisation de 2015
Le groupe de travail se met à éplucher la presse locale française et italienne, centraliser les informations éparpillées entre les collectifs et associations, contacter les administrations des mairies. Il tente aussi – en vain – d’avoir des renseignements auprès des procureurs, qui dirigent les enquêtes de police liées aux identifications. « Redonner les noms, c’est redonner de la dignité. Ces personnes ne sont pas des numéros, elles ont des noms, des familles, un passé », insiste Charlotte Rouault.

Elle y voit aussi une manière de pointer des politiques frontalières mortifères : « Ces morts, ce ne sont pas des accidents », assène-t-elle.

Tel est aussi le point de départ de Cristina Del Biaggio, enseignante-chercheuse à l’Institut d’urbanisme et de géographie alpine (IUGA) de l’Université Grenoble Alpes et au laboratoire Pacte. Celle-ci est venue apporter son soutien, aux côtés de l’anthropologue Filippo Furri, à ce travail de fourmi d’identification des morts.

Les deux chercheurs se sont rendus auprès des services d’état civil des mairies, avec leur casquette d’universitaires, pour accéder aux registres et certificats de décès. « À partir de 2015-2016, tous les États alpins – Slovénie, Allemagne, Autriche, Suisse, France – ont militarisé leurs frontières sud afin de réguler les flux des personnes en migration », rappelle la chercheuse.

« Il s’agissait d’une réaction par rapport à ladite crise migratoire : renforcement des contrôles, réactivation des accords bilatéraux signés dans les années 90, systématisation des refoulements… Le territoire alpin a été rendu hostile. Les gens se sont mis à passer surtout la nuit pour éviter les contrôles. Leurs manières de passer sont ainsi devenues plus dangereuses », décrit la chercheuse.

« Le sentier de la mort »
Pour comparer les données recueillies avec les années précédant le tournant de 2015, la chercheuse s’est avant tout appuyée sur la base de données de l’organisation United for Intercultural Action. Celle-ci compile les décès aux frontières européennes depuis 1993 à partir des articles de presse et sources associatives. Les chiffres, en ce qui concerne les cas documentés à ce jour dans l’arc alpin, sont sans appel : « Sur les personnes en exil décédées dans les Alpes depuis 1993, 72 % ont trouvé la mort après 2015 », rapporte Cristina Del Biaggio.

La région la plus mortifère est celle de ce passage Vintimille-Menton.

Face aux contrôles quasi systématiques dans les trains entre ces deux villes, les exilés tentent des voies alternatives dangereuses. Par exemple, la marche le long de la voie ferrée, de l’autoroute ; ou, la montée dans des camions. Mais aussi le passage par la montagne : entre 7 et 10 heures de marche – si l’on ne se perd pas -, sur des chemins escarpés.

Le surnom de cette voie-là dit toute sa dangerosité : « Le sentier de la mort ».

Des migrants dans le centre-ville de Vintimille. Crédit : InfoMigrants

Ramzi et Maher, deux cousins partis de Tunisie, racontaient à Infomigrants en septembre 2023 : « Nous avons essayé par la montagne car lorsque nous avons tenté le passage en train la première fois, il y a trois jours, la police nous a immédiatement arrêtés à Menton ».

Rencontrés juste après leur interception par des militaires dans la montagne, ils témoignaient d’une tentative éprouvante : « J’ai mal aux jambes », confiait Ramzi, « et nous n’avons pas mangé depuis quatre jours ».

« Si on laissait passer ces personnes, comme le préconise le droit européen, par les routes qu’empruntent les citoyens ‘désirables’, vous n’auriez pas ces morts », tranche Cristina Del Biaggio. « Cette violence ne tient pas seulement aux dispositifs de contrôles placés sur le tracé de la frontière mais aussi à la manière dont sont traitées les personnes en migration sur tout le territoire.

C’est pourquoi nous avons décidé d’inclure dans notre travail de mémoire non seulement les personnes décédées en tentant de traverser mais aussi celles ayant perdu la vie à cause d’accidents, de rixes ou de problèmes de santé liés aux conditions de vie indignes auxquelles elles ont été contraintes », précise aussi la Ligue des droits de l’Homme de Nice.

« Prendre soin des morts, mais aussi des vivants »
Cette liste de noms « demeure un travail en cours d’élaboration », souligne la Ligue des droits de l’Homme. Avant de préciser : « Nous ne sommes très certainement pas au courant de toutes les morts liées à la violence de cette frontière ».

Quoi qu’il en soit, « ce n’est plus possible qu’une personne meure ici et qu’elle soit enterrée dans un trou à Vintimille, anonymement », défend Charlotte Rouault. Qui pense aussi aux générations futures : « Peut-être que, dans 20 ans, la petite fille d’une personne qui est morte à cette frontière va rechercher des informations. »

La famille de Moussa Balde, Guinéen de 23 ans décédé en mai 2021, était présente lors de la journée internationale Commémor’action de ce mois de février 2024, lors de laquelle les citoyens solidaires se sont rassemblés autour du mémorial de Vintimille. Pour Charlotte Rouault, ce travail de mémoire a une double visée : « Prendre soin des mort, mais aussi des vivants ». Et si ces liens avec les familles sont encore rares, « ils nous donnent l’énergie de continuer. Je trouve ça beau que le fait de prendre soin des morts créent des liens entre nous, les vivants ».

infomigrants

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