Selon un document transmis par un responsable de la Maison Blanche à l’Agence France-Presse vendredi 28 février, le président américain Donald Trump va signer un décret historique établissant l’anglais comme langue officielle des États-Unis, pour « promouvoir l’unité » d’un pays où l’espagnol monte en puissance. Essayiste et directeur de l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’Iris, Romuald Sciora a consacré d’importants passages de ses deux derniers livres à cette question linguistique. Il revient pour RFI sur ses implications pour l’avenir de l’Amérique.
RFI : Jusqu’à ce jour, il n’y a jamais eu de langue officielle aux États-Unis, pourquoi ?
Romuald Sciora : Lors du congrès de 1787 qui allait décider de la Constitution, le problème ne se posait pas vraiment. Une large majorité de colons parlait l’anglais. Il y avait bien une minorité germanophone, mais elle ne semblait pas représenter une opposition pour que ce ne soit pas, de manière claire et au quotidien, la langue d’usage. Ensuite, au cours du XIXe siècle, l’État fédéral est assez faible, jusqu’aux années 1860 qui suivent la guerre de Sécession.
La question de légiférer ne se pose toujours pas.
Dans la seconde partie du XIXe siècle, des minorités linguistiques importantes apparaissent à travers le territoire, dû à une immigration venant d’Allemagne, d’Europe de l’Est, de Russie ou encore de Chine. Mais à l’époque, les problèmes dits sociétaux, culturels, n’intéressent guère les politiciens. Si, à partir des années 1920, il y a des lois très strictes sur l’immigration, rien n’est encore fait au niveau linguistique.
Dans des villes comme New York, Chicago, Los Angeles, où le multilinguisme fait alors loi, il aurait été, pour les démocrates comme pour les républicains, très risqué électoralement de mettre le sujet sur le tapis. Et à Washington, tout le monde s’en fichait. Bref, cette question est demeurée dans le placard, si je puis dire, durant toute l’histoire des États-Unis.
Fallait-il décider de décréter l’anglais langue officielle ?
C’est discutable. Aujourd’hui, Donald Trump dit : « Il est plus que temps », il n’a pas tort. Il faut légiférer, mais il me semble qu’il est bien trop tard pour décider que l’anglais sera la langue officielle. L’espagnol est voué à devenir majoritaire dans le pays d’ici la fin du siècle, on ne peut rien y faire. C’est déjà, de facto, une seconde langue officieuse. Dans de nombreux États, dans les administrations, les hôpitaux, les transports, à McDonald’s, vous avez des panneaux ou des menus dans les deux langues.
Il y a des chaînes de télévision hispanophones, des journaux, des maisons d’édition.
Le plus courageux, si on veut aller dans le sens de l’histoire, ce serait de faire des États-Unis un pays multilinguistique, ou plutôt bilingue, comme de nombreux pays du monde. Jusqu’à ce que le français soit reconnu au Canada, il y avait des heurts fréquents entre la minorité et la majorité anglophone.
Aujourd’hui, tout se passe à merveille, les communautés se respectent et il n’y a aucun souci.
Il s’agirait juste d’officialiser quelque chose qui existe. Cette solution permettrait d’éviter des problèmes qui éclatent chaque jour, surtout dans le Sud. Deux langues officielles, cela suffit. Au-delà, cela ouvrirait la porte à d’autres velléités.
Le décret annoncé par la Maison Blanche est nuancé. Il révoque un texte de Bill Clinton en 2000, qui visait à améliorer l’accès des services publics pour les personnes dotées d’une maîtrise limitée de l’anglais, et stipule que les agences fédérales n’auront plus l’obligation de fournir des services dans d’autres langues. Mais de préciser qu’elles resteront autorisées à le faire, pour « servir au mieux les Américains et remplir leurs missions ».
C’est ce qui est écrit. Voyons les choses comme elles sont, c’est une première étape. Quand on observe comment les administrations suivent les décisions de la nouvelle équipe à Washington, on peut s’attendre à ce qu’elles emboîtent le pas très rapidement. Depuis qu’il a été décrété que la communauté transgenre ne faisait plus partie des minorités officiellement reconnues par le gouvernement, sur tous les sites fédéraux, celui des parcs nationaux, ou qui régissent par exemple Stonewall, à New York, un lieu de culte, si l’on peut dire, pour la communauté LGBT, le « T » de transgenre a disparu.
On parle déjà de communauté « LGB ».
Même si la liberté de servir en anglais les visiteurs est laissée, progressivement, l’espagnol risque d’être de moins en moins utilisé par les employés des institutions fédérales. Par ailleurs, cela va donner une légitimité à toutes les personnes opposées au développement des communautés hispanophones aux États-Unis. Jusqu’à présent, il était convenu dans les petits commerces, au restaurant, de servir dans les deux langues.
Désormais, il sera beaucoup plus aisé pour n’importe quel propriétaire de bar ou de coffee shop de refuser de servir un client qui ne s’exprimerait qu’en espagnol.
Nous allons vers un rejet de l’autre encore plus fort. Vu l’importance et la puissance des hispanophones en Amérique, les dommages risquent d’être très profonds. Ce décret va les humilier, comment vont-elles réagir ? Comment les leaders vont réagir ?
Il y a beaucoup de décrets décidés par Trump qui ne sont pas appliqués, mais imaginons que celui-ci soit suivi d’effet, et que l’espagnol disparaisse progressivement au cours des prochains mois des institutions dans les États républicains ou au niveau fédéral. Cela peut poser des problèmes au quotidien pour les papiers, les factures, la médecine, sans parler des votations. Trump rêve s’il pense que du jour au lendemain, les hispanophones vont se ruer pour apprendre l’anglais.
La famille Trump est d’origine allemande. Des générations d’immigrés se sont mises à l’anglais, comme d’autres se sont mises à l’espagnol en Argentine. Votre dernier livre dresse un constat d’échec accablant du multiculturalisme aux États-Unis. Le président a prononcé en 2015 un mot qui résonne pour beaucoup, « assimilation ». Vous comprenez malgré tout sa démarche ?
Il faut se référer au contexte. Dans un pays comme les États-Unis où l’État fédéral est si faible, où les États ont encore une prédominance politique d’ailleurs de plus en plus grande, où la population est si polarisée, essayer de prôner tous azimut un programme d’assimilation me semble être une réaction abrupte aux communautés hispanophones, qui ne pourra que rencontrer un mur de résistance.
Dans un autre moment de l’histoire des États-Unis, dans d’autres pays occidentaux, ça pourrait se comprendre, même si à titre personnel, je prône plus l’intégration que l’assimilation.
Je suis le premier à le dire, je l’ai écrit : il aurait fallu légiférer il y a bien longtemps pour faire de l’anglais la langue officielle.
Je dis qu’à l’heure actuelle, c’est rétrograde, d’arrière-garde, que cela ne répond pas aux réalités du moment. Si l’espagnol devenait langue officielle, les hispanophones ne se sentiraient plus marginalisés et les anglophones ne se sentiraient plus violentés chez eux par des « étrangers », ils seraient bien obligés de les respecter. Ce programme de régulation devrait s’accompagner d’un projet éducatif fort, obligatoire, comme au Canada. Dans les écoles, les enfants des communautés anglophones apprendraient l’espagnol et les hispanophones apprendraient l’anglais. Le bilinguisme se vivrait de façon harmonieuse.
Nous évoquons en filigrane l’immigration clandestine. Mais dans les démarches d’insertion légale, pensez-vous que la reconnaissance de l’anglais comme langue officielle soit de nature à rehausser l’exigence en anglais ?
Aux États-Unis, l’identité est quelque chose de flou, qui a surtout reposé sur un crédo politique. Pour accéder à la nationalité, il faut être capable de s’exprimer un minimum correctement en anglais et de le comprendre un minimum. Puisque l’anglais devient langue officielle, il me semble que la barre sera effectivement mise plus haut, qu’il faudra s’exprimer de manière naturelle.
Légal ou illégal, pour un immigré issu d’une autre communauté que les hispanophones, cela peut être une bonne chose, susceptible de le pousser à s’investir dans l’apprentissage de l’anglais, ça je le pense. Ça peut offrir plus de cohésion à la population états-unienne. Pour des raisons familiales, je vais souvent dans des quartiers polonais et je suis fasciné de voir combien même des jeunes ne s’expriment pas en anglais ou très peu.
Par contre, concernant les immigrés hispanophones, il ne peut y avoir qu’un sentiment d’injustice et de rejet. Le risque, c’est que les nouveaux arrivants, surtout illégaux, aient encore plus tendance à se réfugier au sein d’une communauté qui sera en réaction face à la législation. Je suis très inquiet sur le moyen et long terme de ce que ce décret va provoquer. Je fais partie de ceux, de plus en plus nombreux, à être convaincus que les États-Unis tels que nous les connaissons n’existeront plus sous cette forme d’ici la fin de ce siècle, voire avant.
À moitié sérieusement, vous craignez que le Texas prenne son indépendance ?
Le Texas était une partie du territoire mexicain, et lorsque le Mexique est devenu indépendant, à partir des années 1820, il a eu besoin d’une immigration américaine pour dynamiser l’économie du Texas, donc il a ouvert à un certain nombre d’États-Uniens la frontière. L’implantation est devenue telle que les arrivants ne parlaient que l’anglais, refusaient de parler espagnol. Mexico s’est alors employé à essayer de réguler ce communautarisme et l’immigration, avant d’interdire cette dernière.
L’immigration clandestine a continué de progresser, la communauté anglophone est devenue majoritaire et ils ont fini par se révolter contre le gouvernement et faire du Texas un État indépendant, qui ensuite a rejoint l’Union.
Je ne fais pas partie des alarmistes. Mais il y a très peu de choses aujourd’hui qui unissent les populations de ce qu’on appelle la Bible Belt et un habitant de la Californie. Il est probable que des États développent des velléités d’autonomie plus prononcées à l’avenir.
Cela pourrait prendre une forme semblable au projet initial des États-Unis, une confédération, avec un noyau dur d’États fédérés et d’autres bénéficiant d’une plus forte autonomie, pourquoi pas des États à majorité hispanophone ? Une fois encore, sur le modèle canadien, par exemple. Mais on pourrait aussi imaginer, c’est très sérieux, que des États décident à terme de quitter l’Union.
Pour l’instant non, je ne pense pas que le Texas le fera !

Donald Trump a remplacé deux noms de lieux aux origines précolombiennes, golfe du Mexique et mont Denali, en Alaska, par des noms moins inclusifs, d’origine européenne. Mais il n’est pas élu à vie. Croyez-vous à un baroud d’honneur des « Anglo-Saxons blancs et protestants », les Wasp ?
Il aurait pu privilégier, pour le golfe du Mexique, l’expression « des Amériques ». C’est la dernière tentative des Wasp pour reprendre le terrain perdu, oui. Est-elle vaine ? Ça, c’est autre chose, je ne pense pas que ce combat soit perdu d’avance. Nous sommes en train d’assister à une contre-révolution culturelle majeure, dont la grande architecte est Susie Wiles, la secrétaire générale à la Maison Blanche.
Elle était le bras droit de Ron de Santis, et c’est elle qui a inauguré cette fameuse grande contre-révolution culturelle en Floride.
Cela s’étend aujourd’hui à de nombreux États du Sud, et Mme Wiles est très claire au sujet de cette contre-révolution au niveau national et international. Elon Musk s’y emploie avec brio.
Je ne pense pas que ce soit juste une parenthèse. Je le vois comme une grande vague qui va laisser des traces.
Nous assistons depuis les années 1990 à un mouvement réactionnaire aux États-Unis, que l’on associe par erreur à la présidence Reagan, alors qu’elle est essentiellement née via Newt Gingrich, le speaker à la Chambre qui voulait faire tomber Bill Clinton avec l’affaire Monica Lewinsky. C’est à ce moment que l’ultra-droite a commencé à prendre la parole.
Elle l’a encore plus fait dans les années 2000 avec la présidence Bush.
On a connu un nouvel apnée avec le Tea Party en réaction à Barack Obama. Elle s’incarne en Donald Trump à partir de sa première présidence. La parenthèse, c’était peut-être Joe Biden.
RFI