Gel de l’aide militaire américaine : quelles conséquences pour l’Ukraine ?

Les États-Unis ont mis en pause lundi soir leur aide militaire à l’Ukraine. Si les effets concrets de cette décision de Donald Trump ne se feront sentir que d’ici plusieurs mois, la suspension de l’approvisionnement de Kiev en armes américaines pourrait marquer un tournant dans le conflit contre la Russie. Elle interroge aussi la capacité des Européens à compenser le désengagement de Washington.

Alors que Washington cherche à accentuer la pression sur le président ukrainien Volodymyr Zelensky pour le contraindre à négocier la paix avec Moscou, Donald Trump a annoncé, lundi 3 mars au soir, la suspension de l’aide militaire américaine.

Une décision brutale qui fait craindre un affaiblissement des troupes de Kiev dans le Donbass et dans l’oblast de Koursk, territoire russe partiellement contrôlé par l’Ukraine depuis l’été 2024.

Le gel décidé par l’administration Trump porte sur environ 3,8 milliards de dollars de fonds déjà alloués par le Congrès. Dans l’immédiat, tous les équipements militaires en transit en Pologne, dans des bateaux ou des avions, vont être retenus avant de rejoindre le territoire ukrainien.

Depuis l’arrivée au pouvoir du nouveau président américain et jusqu’à lundi, Washington avait continué de livrer à l’Ukraine des « munitions critiques » dont l’envoi avait été précédemment approuvé par les démocrates – dont des missiles, des armes anti-tanks et des obus, indique auprès de l’AFP un responsable du département de la Défense.

Depuis le début de l’invasion russe, les armes américaines jouent un rôle capital sur le front ukrainien. Entre le 24 février 2022 et le 20 janvier 2025, date de l’entrée en fonction de Donald Trump, les États-Unis ont fourni 65,9 milliards de dollars d’aide militaire à l’Ukraine, faisant de Washington le premier bailleur financier et militaire de Kiev.

Radars, obus, véhicules blindés, chars, hélicoptères, systèmes de défense anti-aérienne… les Américains ont prélevé dans les stocks du Pentagone, mais également subventionné leur secteur militaro-industriel pour ravitailler les troupes ukrainiennes.

« Si les États-Unis ont beaucoup apporté d’équipements militaires à l’Ukraine, et notamment du matériel de pointe, leur part a eu tendance à se réduire. En 2025, l’Ukraine a ainsi prévu d’internaliser plus de la moitié de ses besoins en armement », note Guillaume Lasconjarias, historien militaire et enseignant à la Sorbonne.

Le point « critique » de la défense anti-aérienne
Selon un responsable occidental interrogé par le Wall Street Journal, l’Ukraine est de moins en moins dépendante de l’aide américaine et fabrique ou finance aujourd’hui environ 55 % de son matériel militaire. Quelque 25 % des équipements viennent des Européens, tandis que les Américains contribuent à hauteur de 20 %. La montée en puissance de l’industrie ukrainienne est particulièrement frappante dans le domaine des drones, dont 1,5 million d’unités sont sorties des usines locales en 2024.

L’aide américaine reste pourtant vitale pour l’Ukraine, car l’arrêt du flux américain priverait le pays de l’usage de ses équipements les plus sophistiqués comme ses sept batteries anti-aériennes Patriot, ou encore les redoutables missiles longue portée ATACMS qui ont permis à Kiev de frapper en profondeur le territoire russe.

« Ce sont les points les plus critiques de l’aide américaine, car les frappes dans la profondeur sont essentielles pour diminuer les opportunités tactiques et opérationnelles russes », détaille Guillaume Lasconjarias.

« La défense sol-air est aussi un autre gros sujet, parce que les Européens n’ont pas suffisamment de missiles pour compenser. »

« Le plus problématique pour l’Ukraine, ce sont les munitions anti-aériennes comme les Patriot, les Stinger et les Avenger. Les Ukrainiens en tirent beaucoup et ils n’ont pas les stocks pour tenir encore longtemps », confirme Marc Chassillan, consultant et expert des questions de défense, qui alerte également sur la question de la maintenance de ces équipements.

L’Allemagne est en train de construire la première usine hors des États-Unis pour les munitions Patriot, mais la production ne devrait pas commencer avant 2027.

Le manque de ce type de missiles pourrait avoir un impact majeur sur la défense ukrainienne. Si la localisation des batteries anti-aériennes Patriot est tenue secrète, de nombreux experts militaires estiment que les principales villes ukrainiennes, dont la capitale Kiev, sont couvertes par l’un de ces systèmes capables d’intercepter toutes les menaces venues du ciel dans un rayon de 60 à 160 kilomètres.

« Un tournant géopolitique » plus que « militaire »
L’autre grande source d’inquiétude concerne les obusiers 2S7, un canon automoteur soviétique qui tire des munitions de 203 millimètres. L’armée ukrainienne, qui fait déjà face à une pénurie critique de ces obus, pourrait bientôt se retrouver à sec. Très peu de pays produisent ces munitions, à l’exception des États-Unis et de la Russie. L’Ukraine devra sans doute se tourner vers la Turquie et la Grèce, les deux seuls pays européens à fabriquer des obus de ce calibre.

L’Ukraine devrait toutefois pouvoir maintenir son rythme de combat actuel pendant plusieurs semaines – peut-être jusqu’au début de l’été – avant que le gel de l’aide américaine ne commence à avoir un effet décisif sur le front, ont déclaré des responsables occidentaux interrogés par CNN. Anticipant le revirement de la nouvelle administration sur le dossier ukrainien, Joe Biden a précipité les livraisons d’armes dans les derniers jours de son mandat, fournissant à Kiev d’importants stocks d’armes de pointe.

Ce n’est pas la première fois que l’Ukraine doit composer avec une suspension de l’aide américaine.

Après des mois de blocage de la part des républicains, le Congrès avait finalement validé au printemps 2024 la plus grande tranche d’aide militaire à l’Ukraine prévue par le président Biden.

Pour Guillaume Lasconjarias, la décision de Donald Trump « est plus un tournant géopolitique qu’un tournant véritablement militaire, car il y a nécessairement un effet de latence entre les annonces et la réalité du terrain ». Et l’historien militaire de poursuivre : « Cependant, on peut affirmer que la situation devient plus dangereuse pour l’Ukraine, et qu’elle nécessite indéniablement des choix forts de la part de la part de l’Europe. Les Vingt-Sept ont déjà puisé dans leurs stocks et fait des choix relativement courageux. Est-ce qu’on va décider d’en faire encore plus ? »

Quelques heures après l’annonce américaine, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a dégainé un plan pour « réarmer l’Europe ».

Il doit permettre à l’UE de mobiliser près de 800 milliards d’euros pour sa défense, et fournir une aide « immédiate » à l’Ukraine.

« Les financements sont toujours les bienvenus, mais le problème reste que l’Europe ne sait pas produire massivement. Les usines d’armement sont saturées. Il faut de nouvelles installations et chaînes d’approvisionnement ainsi que toute une industrie des matières premières pour accompagner cette montée en cadence », estime Marc Chassillan.

L’indispensable renseignement américain
L’insuffisance des capacités de production en Europe a été révélée en 2024, lorsque l’UE s’est engagée à fournir un million d’obus d’artillerie à l’Ukraine. Un objectif atteint avec des mois de retard. Depuis, la production et les livraisons d’obus semblent toutefois s’être accélérées : les Vingt-Sept prévoient de produire 1,5 millions de munitions de 155 mm pour l’année 2025, soit plus que les 1,2 million d’obus produits aux États-Unis.

L’Europe devrait en revanche avoir plus de difficultés à compenser le désengagement américain sur les missiles à longue portée.

Tirés depuis les airs, les missiles Scalp français et les Storm Shadow britanniques ne sont pas produits en nombre suffisant. La décision américaine pourrait toutefois accélérer d’éventuelles livraisons de missiles de croisière Taurus de la part de Berlin.

Reste à savoir si les États-Unis vont se contenter d’arrêter leurs livraisons, ou s’ils vont aussi interdire aux fabricants d’armes de pays tiers détenant des licences de production américaine de fournir Kiev, souligne Serhi Rakhmanine, membre de la commission du Parlement ukrainien sur la Sécurité nationale.

« Si nos partenaires européens ont la liberté d’agir ; s’ils ont le temps, le désir, l’argent et la capacité de nous aider, [la suspension de l’aide américaine] ne sera pas un désastre », a expliqué Serhi Rakhmanine à l’agence Reuters.

Au-delà des équipements militaires, l’autre grande interrogation porte sur le partage des données de renseignement – un domaine dans lequel les Européens ne peuvent pas rivaliser avec les satellites et le matériel de surveillance des Américains.

« Le domaine cyber est clairement celui où les Ukrainiens vont le plus souffrir, car l’aide américaine est irremplaçable », affirme Guillaume Lasconjarias.

« Sans les renseignements en provenance de Washington, les Ukrainiens risquent de rapidement se retrouver aveugles et de manquer de cibles à frapper », souligne Marc Chassillan.

Pour l’instant, rien n’indique que les États-Unis ont mis fin à l’échange de renseignements avec leurs alliés traditionnels. Mais l’hostilité de l’administration Trump vis-à-vis de l’Ukraine et le stupéfiant rapprochement avec Moscou pourraient rapidement changer la donne.

france24

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