Les « fracassés », ces migrants traumatisés par la route migratoire de retour en Côte d’Ivoire

Violentés, rackettés, kidnappés, injuriés… De nombreux Ivoiriens choisissent d’abandonner leurs rêves d’Europe après un parcours migratoire émaillé de souffrances. Mais, de retour en Côte d’Ivoire, ce public, fragile, polytraumatisé, peine à se réinsérer. Certains sont rejetés par leur famille, d’autres supportent mal l’échec de leur exil. Reportage.

Julienne hésite à parler. « Vous voulez que je vous raconte mon expérience en Tunisie ? », répète-t-elle en touchant nerveusement ses cheveux tressés. « Je ne sais pas… Je ne veux plus parler de ce pays ». Cette Ivoirienne, mère de quatre filles, est rentrée « il y a peu de temps » à Abidjan, « quand j’ai vu que ma vie était vraiment en danger », précise-t-elle.

Julienne est restée 5 ans en Tunisie. Comme la majorité des Ivoiriennes arrivées dans ce pays d’Afrique du Nord, elle a été femme de ménage, puis est tombée dans l’esclavage domestique.

« Mes employeurs tunisiens étaient racistes, oui, mais c’était comme ça… J’étais habituée… Puis, un jour, tout a empiré ». À la maltraitance de ses patrons, s’est soudainement ajoutée celle d’inconnus : injures en pleine rue, bousculades, menaces… « Être noire en Tunisie, c’est devenu l’enfer avec Kaïs Saied ».

En juillet 2023, le président tunisien Kaïs Saied a prononcé un discours virulent à l’encontre des migrants d’Afrique subsaharienne, les accusant notamment de fomenter « un plan criminel pour changer la composition du paysage démographique en Tunisie ». Ces paroles devenues tristement célèbres ont entraîné une vague de violence sans précédent contre les migrants noirs du pays : arrestations arbitraires, déportations dans le désert, expulsions forcées de leur logement.

Le nom de Kaïs Saied revient aussi dans la bouche d’Aboubacar, un Ivoirien qui a passé 9 mois à Sfax, dans le centre du pays, « caché dans son appartement » avant de demander un rapatriement à l’Organisation mondiale des migrations (OIM).

« Là-bas, tu peux te faire arrêter en marchant dans la rue, tu peux aller en prison ou pire, être expulsé vers la Libye […] Les autorités tunisiennes traquent les gens comme nous. À Sfax, j’ai vu la police casser des portes d’entrée, sortir des migrants de chez eux et les jeter à la rue ».

Aboubacar, traumatisé, arrête de travailler, ne sort plus. « Je voulais rentrer et rien d’autre. Je ne pouvais pas bosser, j’étais terrorisé. Je restais chez moi enfermé toute la journée, j’écrivais des messages à ma famille ».

Aboubacar et Julienne sont rentrés en Côte d’Ivoire en 2024.

Le premier via l’OIM, donc ; la deuxième grâce à l’ONG italienne AVSI qui propose et finance aussi des retours volontaires depuis certains pays tiers.

Mais l’apaisement tant recherché ne vient pas. Si le retour est un soulagement moral, le traumatisme de la migration est un fardeau psychologique qu’ils ont rapporté au pays.

Quand on lui demande comment elle va, Julienne reste évasive. « Je fais de l’attiéké maintenant », dit-elle sans répondre à la question et en montrant des vidéos d’elle broyant du manioc dans son local commercial. « Je me concentre sur ça, comme ça je ne pense pas à autre chose ».

À l’antenne abidjanaise de l’OIM, on prend au sérieux cette détresse psychologique.

« Les Ivoiriens qui rentrent au pays sont dans un état psychique très compliqué. Beaucoup ont subi des sévices, ont été victimes de traite, ont été réduits en esclavage », détaille Stéphane Sguéla, chargé du programme réintégration de l’agence onusienne. « Certains ont été vendus, ils sont passés de mains en mains. Ils ne vont pas bien du tout.

C’est pour ça que dès leur retour en Côte d’Ivoire, nous faisons intervenir le ‘programme de santé mentale’ pour les prendre en charge, au moins sur le court-terme ».

Aboubacar (à droite), sa mère et ses deux frères, à Abidjan, le 5 mars 2025. Crédit InfoMigrants

Assis a côté de sa mère dont il serre la main, Aboubacar sourit et dit aller bien. Pourtant, certains fantômes le hantent.

« Je parle souvent de ce qu’il s’est passé là-bas. J’en parle à mes frères, à ma mère. J’ai eu des compagnons de route qui sont morts en Méditerranée. J’ai eu des amis arrêtés et envoyés en Libye. Je n’ai plus eu de nouvelles d’eux ».

À l’Office français de l’Immigration et de l’intégration d’Abidjan aussi, on s’alarme.

« Depuis un an, les profils des jeunes qu’on accompagne [via le programme de retour volontaire ] a changé », explique Christophe Gontard, le directeur de l’Ofii à Abidjan. « Ce sont des personnes qui ont eu un parcours d’exil terrible fait de violences, de tortures, beaucoup ont traversé la Méditerranée. Ce sont des profils ‘fracassés’, très fragiles ».

« Je n’ai pas eu l’accueil que j’aurais voulu avoir… »
Et pour ne rien arranger, deux autres épreuves se dressent sur le chemin de ces migrants tout juste rentrés en Côte d’Ivoire : la honte d’avoir « échoué » et le rejet de la cellule familiale. Si Aboubacar a pu compter sur la tendresse de sa mère qui l’a accueilli à bras ouverts, beaucoup n’ont pas cette chance. Reine a eu l’expérience inverse. Après 8 années passées en Tunisie, cette Ivoirienne, mère de trois enfants, n’a reçu que le mépris de sa famille. « Ça n’a pas été facile. J’ai été rejetée, je n’ai pas eu l’accueil que j’aurais voulu avoir… »

Délaissée par ses proches, Reine a trouvé de l’aide et un logement grâce à l’association AVSI.

« Ce n’est pas un cas isolé.

Il y a encore beaucoup de préjugés autour de l’échec de la migration », explique à son tour Denise Origlia, cheffe de projet à AVSI en Côte d’Ivoire. « La migration est vue comme un investissement de la part de la famille, de la communauté [beaucoup de familles pauvres contribuent à payer les passeurs pour le voyage, ndlr]. Donc leur retour au pays, sans résultats, notamment financiers, peut être mal perçu ».

Aboubacar se dit « honteux » d’être rentré bredouille, désargenté.

Depuis son retour, le jeune homme n’est pourtant pas resté les bras croisés. Il a monté son entreprise de vente en ligne : il propose des accessoires de mode qu’il confectionne lui-même avec des perles. Il subvient aux besoins de sa famille. « Oui, ça va, mais je voulais viser plus loin, je voulais plus que ça », confie-t-il.

Son frère aîné, Ibrahim, connaît bien l’origine de la frustration d’Aboubacar.

« Il parle de partir en Europe depuis qu’il est enfant. Forcément c’est dur pour lui », explique-t-il. « Il a toujours été fasciné par les ‘bingustes’ [ces Ivoiriens qui ont fait fortune en France et qui rentrent ponctuellement en Côte d’Ivoire, ndlr].

Tout petit déjà, il les regardait passer dans la rue avec leurs grosses voitures, rentrer dans leurs belles maisons.

Il voulait devenir comme eux ». Aboubacar acquiesce, le visage triste. « J’ai raté ma seule chance d’aller en France », culpabilise-t-il. Il ne sera jamais un binguste. « Pourtant, c’était mon rêve. J’aurais tellement voulu revenir comme eux au pays. J’aurais voulu être fier de moi ».

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