Dématérialisation des procédures : étrangers et associations se disent désemparés face à un système « qui crée des sans-papiers »

L’Administration numérique pour les étrangers en France (ANEF) doit permettre de dématérialiser les démarches administratives liées à l’immigration en France. D’abord limitée à quelques actes, la plateforme concerne maintenant une majorité de démarches indispensables pour vivre en situation régulière en France. Mais entre les bugs informatiques, les blocages administratifs et l’absence de réponse humaine, l’utilisation de l’ANEF vire souvent au cauchemar pour les personnes étrangères en France.

La petite pièce aux murs blancs et jaunes dans laquelle se tient la permanence d’accès au droit de La Cimade ce mercredi après-midi bruisse comme une ruche. Dans ces locaux du 17e arrondissement de Paris, six bénévoles enchaînent les entretiens sur de petites tables.

À l’extérieur, une petite foule s’est formée devant la porte.

Chacun espère obtenir de l’aide pour demander un titre de séjour, ouvrir un dossier d’aide médicale d’État ou encore faire venir sa famille par réunification familiale.

Ici, les bénévoles tentent aussi de résoudre « les problèmes ANEF », pour Administration numérique pour les étrangers en France.

Apparue en 2014, cette plateforme de dématérialisation s’est généralisée à la plupart des démarches administratives liées à l’immigration depuis 2022. Mais, les défaillances s’y accumulent et la lenteur des procédures ainsi que la difficulté à obtenir une réponse individualisée donnent lieu à d’inextricables blocages et parfois même plongent les étrangers dans l’irrégularité.

La permanence d'accès aux droits de la Cimade, dans le 17e arrondissement de Paris. Crédit : InfoMigrants

« Pourquoi on me fait ça ? »
Jawad (toutes les personnes exilées interrogées ont souhaité être présentées par leur prénom uniquement ndlr) est l’une des victimes de la dématérialisation des procédures. L’ANEF a fait de cet Afghan de 34 ans un habitué de la permanence d’accès au droit de la Cimade. Quand il a obtenu la protection subsidiaire en France en juin 2021, Jawad s’est vu remettre un récépissé dans l’attente de la réception de son titre de séjour de quatre ans. Mais, quatre ans plus tard, il attend toujours son titre de séjour car son compte ANEF est bloqué sur un message d’erreur indiquant que son état-civil de l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides) n’a pas été établi.

Or, celui-ci l’a été en janvier 2023.

« Tous les trois mois, je dois demander un nouveau récépissé. Je finis par l’obtenir mais ils mettent trois semaines à me le donner et ça m’est déjà arrivé d’obtenir un récépissé déjà périmé », raconte-t-il.

Jawad travaille dans un supermarché et, par chance, son employeur accepte de le faire travailler avec un récépissé.

Mais ce document temporaire ne lui permet pas de voyager. Depuis qu’il est arrivé en France Jawad est ainsi empêché de se rendre en Iran pour voir sa femme. Et la situation est en train de virer au casse-tête familial car sa belle-famille ne comprend pas que Jawad ne puisse pas se déplacer et l’accuse d’avoir abandonné son épouse.

« Je n’en peux plus d’attendre. Pourquoi on me fait ça ? J’ai toujours fait les choses comme il fallait, je ne mérite pas ça ! », s’indigne le jeune homme.

Perte d’emploi
Paimann, lui, a perdu le sommeil. Cet Afghan de 32 ans est arrivé en France en 2018 et a obtenu une protection subsidiaire lui donnant droit à un titre de séjour d’un an. Depuis les locaux du Centre d’entraide pour les demandeurs d’asile et les réfugiés (CEDRE) du Secours catholique, il raconte dans un français parfait que chaque année, jusqu’en 2023, son titre de séjour lui était renouvelé sans souci.

Mais en février 2023, alors qu’il doit renouveler son titre de séjour pour obtenir cette fois-ci un titre valable quatre ans, il se confronte à l’ANEF.

Paimann attend depuis deux ans son titre de séjour. En raison de ce retard, cet Afghan de 32 ans a perdu son emploi. Crédit : InfoMigrants

Paimann fait les démarches demandées et fini par apprendre que le renouvellement de son titre de séjour est accepté.

Mais depuis deux ans, il attend la convocation de la préfecture pour récupérer le précieux sésame. Entre temps le jeune homme, qui travaille depuis cinq ans dans le bâtiment, est devenu père et s’est vu proposer un CDI par son employeur.

Mais après huit mois de travail avec des attestations provisoires d’instruction (API) affirmant que son titre de séjour avait été reconduit, Paimann a perdu son emploi en novembre. Son employeur exige désormais un vrai titre de séjour pour l’embaucher.

Prendre un avocat
Face à ces situations, les bénévoles des permanences d’accès au droit se sentent impuissants et dénoncent d’une seule voix un « système qui crée des sans-papiers ». « C’est très décourageant, reconnaît Agnès Bekkai, de La Cimade. Les gens ne sont pas bien. Quand ils viennent nous voir, c’est qu’ils essayent de démêler leur situation depuis un moment ».

Alors quand tout est bloqué, la bénévole invite les personnes à prendre un avocat pour déposer un recours en annulation devant un tribunal administratif.

« On considère que l’absence de réponse [de la préfecture] vaut rejet, explique-t-elle.

Déposer un recours en annulation, c’est alors le seul moyen d’obtenir un rendez-vous en préfecture ».

C’est ce qu’a été obligé de faire Jawad. Aidé par son avocate, il pourrait obtenir prochainement son titre de séjour. Mais à quel prix ? Outre le stress et le conflit familial provoqué par l’attente, le jeune Afghan, qui n’a pas le droit à l’aide juridictionnelle car il travaille, a dû emprunter de l’argent à un ami pour payer les frais de son avocate.

Des jeunes majeurs non reconnus
Respectivement en octobre et décembre 2024, la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) et la Défenseure des droits ont publié des rapports alertant sur les atteintes aux droits des étrangers engendrées par l’ANEF. Le Bureau de la Défenseure des droits y indique avoir observé une augmentation de 400 % en quatre ans – entre 2019 et 2023 – des réclamations relatives aux droits des étrangers.

En plus des problèmes similaires à ceux rencontrés par Jawad et Paimann sur l’ANEF, cette organisation indépendante a souligné « l’impossibilité de déposer [une] demande de titre de séjour en ligne au motif qu’[un] titre précédent n’est pas considéré […] comme ayant été remis, alors même que celui-ci l’a bien été […] » ou encore « l’impossibilité de réaliser une démarche sur l’ANEF faute de pouvoir la sélectionner ».

Agnès Bekkai, elle, a également noté un problème récurrent avec les dossiers des jeunes réfugiés majeurs.

« Pour les personnes qui ont été reconnues réfugiées avant 2022 alors qu’elles étaient mineures et qui demandent aujourd’hui un titre de séjour, c’est une catastrophe. L’ANEF ne les reconnaît pas », constate-t-elle.

Face à toutes ces difficultés, « les personnes étrangères apparaissent comme les usagers les plus durement mis à l’épreuve par la dématérialisation des procédures administratives », a dénoncé la Défenseure des droits dans son rapport.

Un accompagnement insuffisant
En juin 2022, le Conseil d’État avait contraint l’État à mettre en place un accompagnement suffisant des usagers et des solutions de substitution au cas où celui-ci ne serait pas adapté à leur profil.

Mais l’accompagnement en question se résume au Centre de contact citoyen (CCC), joignable par formulaire numérique et – en théorie – par téléphone. « J’ai déjà essayé d’appeler le CCC. J’ai eu 50 minutes d’attente pour finalement avoir une personne au téléphone que je n’entendais pas et qui m’a demandé d’envoyer un mail au CCC », témoigne Marie-Sophie Olivera, responsable du CEDRE.

Marie-Sophie Olivera reçoit en entretien un Bangladais qui n'a plus accès à son compte ANEF, le mercredi 4 mars 2025, au CEDRE. Credit : InfoMigrants

Le deuxième volet de l’accompagnement, les Points d’accès numériques (PAN) ne valent guère mieux.

« Ils sont tenus par des jeunes en service civique qui n’ont pas de connaissances administratives », dénonce Adèle Croisé, chargée de mission réfugiés et migrants à la FAS. Mais « personne n’est formé à l’ANEF, tout le monde se tire les cheveux », concède-t-elle.

Mur administratif
Au CEDRE, Boyega est venu chercher de l’aide car son titre de séjour lui a été volé. Pour en faire un duplicata, ce réfugié nigérian doit se connecter à l’ANEF mais il n’a plus accès à son compte car son numéro d’étranger – nécessaire à la connexion – se trouvait sur son titre de séjour.

Face à lui, Mahaud Tomassini, bénévole au Secours catholique, tâtonne.

Le CCC a répondu à son mail de la semaine dernière par un message automatique sans lien avec le problème exposé. « Je vais essayer d’appeler la préfecture », murmure pour elle-même la jeune femme. Et d’essayer un, puis deux, puis trois numéros, en vain. « On est face à un mur et, en fait, on ne fait même pas quelque chose d’intéressant », déplore-t-elle.

Interrogée par InfoMigrants, la Direction générale des étrangers en France (DGEF) dit être consciente de l’impact de ces dysfonctionnements et travailler d’arrache-pied à leur résolution.

« Le système de remontée des bugs a été mieux organisé au cours de 2024 », avance cette antenne du ministère de l’Intérieur.

De son côté, la Défenseure des droits a présenté 14 recommandations dans son rapport de décembre. Elles incitent les autorités françaises à faire évoluer l’ANEF pour permettre aux usagers de « réaliser toute démarche par un canal non dématérialisé », à « mettre en œuvre le renouvellement automatique des attestations de prolongation d’instruction » ou encore à « doter chaque préfecture d’un service d’accompagnement joignable par téléphone ».

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