Difficultés d’accès à la procédure, taux de protection très bas : en Espagne, une politique d’asile « très restrictive »

En 2024, l’Espagne a enregistré plus de 167 000 demandes d’asile. De plus en plus sollicitée, l’administration peine à traiter toutes les demandes. Et obtenir une protection, au bout d’une longue attente, reste rare pour les migrants originaires de pays que l’Espagne juge inéligibles à l’asile. Une situation qui s’explique par la préférence de l’État pour l’immigration de travail. Reportage.

« Quand je suis arrivé ici il y a un an, j’ai demandé l’asile. Cela me semblait logique, avec mon histoire ». Comme Ousmane*, originaire de la région de Casamance au Sénégal, des milliers de migrants sollicitent chaque année une protection internationale en Espagne. Depuis le début de l’année 2025, le pays a déjà reçu plus de 26 400 dossiers, en majorité de ressortissants vénézuéliens, colombiens et maliens.

En 2024, le bureau de l’asile a enregistré au total 167 366 demandes, déposées pour la plupart dans l’agglomération de Madrid, contre 163 000 en 2023, années record depuis la création, dans les années 90, du système de protection international en Espagne.

En 2024, l'Espagne a enregistré plus de 167 000 demandes d'asile. Crédit : InfoMigrants

Si le système d’asile est de plus en plus sollicité, il n’est pourtant pas si facile d’accès.

« À mon arrivée à Tenerife [aux Canaries, ndlr], j’ai tout de suite dit aux autorités du centre que je voulais déposer mon dossier. On m’a dit : ‘Il faut le faire sur la péninsule’. Quand j’ai été transféré à Madrid, j’ai fait la même demande. On m’a répondu : ‘La demande d’asile, c’est à Tenerife' », raconte Ousmane avec un sourire amer. « Bref, je n’y comprenais rien. Au bout de plusieurs semaines, j’ai enfin pu déposer mon dossier, mais cette période d’incertitude m’a beaucoup stressé ».

Pour Abdoulaye*, un autre Sénégalais hébergé à son arrivée en août 2024 dans le centre d’Alcalá de Henares, près de Madrid, l’attente a été plus longue encore.

« J’ai parlé de ma demande dès le premier jour à l’association Accem [présente dans la structure, ndlr]. Mais on m’a répondu que je devais patienter, parce qu’il y avait beaucoup de monde dans le même cas que moi. Psychologiquement, ça a été très difficile d’attendre, car je me sentais sous pression. Je n’étais pas habitué à rester comme ça, sans projet, sans rien faire », se souvient-il. Son dossier a finalement été transmis près de six mois plus tard, fin janvier 2025.

« Les difficultés d’accès à la procédure, c’est le tout premier problème que rencontrent les demandeurs d’asile en arrivant ici, confirme Mauricio Valiente, directeur de la Commission espagnole d’aide aux réfugiés (CEAR), une ONG basée à Madrid. L’administration, bureaux d’asile comme la police, est saturée. Résultats, les exilés sont ballotés de bureaux en bureaux, de régions en régions. Certains mettent parfois un an avant de déposer seulement leur dossier ».

À cause de cette latence des autorités, Abdoulaye déplore avoir « perdu beaucoup de temps ». « Je veux continuer mes études, m’insérer dans la société espagnole. Même si aujourd’hui, je suis soulagé, j’ai l’impression qu’on a mis un coup de frein à mes projets ».

Taux de protection le plus bas d’Europe
Pour les migrants qui franchissent cette étape, reste encore à obtenir une protection. Une issue loin d’être garantie. En 2023, l’Espagne affichait en effet le taux de protection international le plus bas d’Europe, à 12%. En 2024, le chiffre a légèrement augmenté, à 18,5%, mais reste bien loin de la moyenne européenne, à 42%, d’après un rapport de la CEAR.

Des données qui traduisent un « modèle de protection » espagnol « très restrictif », pointe Mauricio Valiente.

En 2024, les nationalités les plus impactées par ces rejets étaient les ressortissants colombiens, péruviens, marocains, sénégalais, et honduriens, d’après le ministère de l’Intérieur. Tandis que le Mali, le Venezuela, la Somalie et le Soudan figurent parmi les pays d’origine aux taux d’acceptation les plus hauts, à plus de 90%. « Pour être sûr d’obtenir une protection, il faut être originaire d’un pays en guerre, ou en proie à un sérieux conflit.

Les témoignages de persécutions ou de discriminations ont peu d’écho auprès des autorités », confirme Ana Alañon, avocate en droit des étrangers à la fondation Humanisme et Démocratie.

Les demandes d'asile par nationalité en Espagne, en 2024. Six pays latinos américains figurent dans le top 10. Crédit : CEAR

Cette tendance s’explique par le fait que « l’Espagne n’est pas traditionnellement un pays d’asile, comme l’ont été la Suède ou l’Allemagne.

Le pays a toujours basé sa politique migratoire sur les flux de travail, pas de protection, hormis le régime spécifique réservé aux Vénézuéliens, analyse Élisa Brey, professeure de sociologie à l’Université Complutense de Madrid. Par ailleurs, le pays a été une dictature jusqu’en 1975, et a longtemps été un pays d’émigration plutôt que d’immigration. Ce n’est que dans les années 1990, quand l’Espagne entre dans l’Union européenne, qu’elle est dans l’obligation d’adopter une loi sur l’asile et de se pencher sur la question ».

« Renforcer l’immigration de travail »
Pour les demandeurs d’asile déboutés, à l’instar d’Ousmane, reste la solution des titres de séjour « arraigos », réservés aux personnes en situation irrégulière. Avec un impératif en revanche : pouvoir justifier, selon les permis, de deux ou trois ans sans papiers sur le territoire. Ces dernières années, le gouvernement espagnol a entamé plusieurs réformes afin de faciliter leur obtention. Et le 20 mai prochain, un nouveau type de « arraigo », « l’arraigo de la seconde chance » sera mis en place, spécifiquement pour les personnes ayant épuisé toutes les possibilités existantes, dont les demandeurs d’asiles qui ont essuyé un refus.

Pour Mauricio Valiente, ces efforts illustrent la volonté gouvernementale de « renforcer l’immigration de travail », pour « faire diminuer les demandes d’asile ».

« Nous saluons ces alternatives légales, et leur flexibilité, reconnait-il. Et en même temps, cela reste compliqué pour certains exilés, car il faut bien avoir en tête que les ‘arraigos’ ne prennent pas en compte le temps passé en tant que demandeur d’asile ».

Pour les migrants en provenance de pays éligibles à l’asile en revanche, une fois leur dossier déposé, « les choses vont très vite », témoigne Fofana, originaire du Mali, qui accompagne ce jour un ami au bureau de l’asile de la rue Pradillo.

Arrivé courant 2022 en Espagne, cet ouvrier du bâtiment n’a « jamais été à la rue », témoigne-t-il avec un large sourire. « Ni à Séville ni à Madrid », les deux villes où il a été hébergé dans des centres pour demandeurs d’asile ou dans des structures associatives. « En août 2023, j’ai reçu ma protection. Aujourd’hui, je fais ma vie. Je ne partirai jamais de ce pays ».

*Les prénoms ont été changés à la demande des intéressés.

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