Règlement de la dette syrienne : à quoi joue l’Arabie saoudite ?

En annonçant, dimanche, régler la dette syrienne auprès de la Banque mondiale, l’Arabie saoudite et le Qatar offrent à la Syrie, ruinée par 14 ans de guerre, une bouffée d’oxygène. Mais derrière ce geste, Riyad avance ses pions dans la nouvelle Syrie, s’affirmant dans un Moyen-Orient en pleine recomposition. Décryptage. 

Phénomène rare au Levant : la promesse d’une bonne nouvelle. L’Arabie saoudite et le Qatar ont annoncé dimanche, 27 avril, prochainement régler la dette syrienne auprès de la Banque mondiale. Celle-ci s’élève à environ 15 millions de dollars, selon un communiqué conjoint, publié par l’agence de presse officielle saoudienne (SPA).

C’est certes peu, eu égard à l’ampleur des besoins. La reconstruction de la Syrie – ravagée par 14 ans de guerre – coûtera 400 milliards de dollars, selon l’ONU.

Néanmoins, en effaçant l’ardoise syrienne, Doha et Riyad rendent Damas de nouveau éligible aux financements internationaux. Le remboursement de la dette “permettra également à la Syrie d’accéder à un soutien financier à court terme pour le développement de secteurs critiques”, un soutien qui était gelé depuis 14 ans, explique ainsi le communiqué saoudo-qatari.

Mais ce geste intervient dans un contexte moyen-oriental particulièrement bouleversé. 

Les alliés de l’Iran, puissance chiite, rival historique de Riyad, ont tous été sérieusement fragilisés, voire évincés depuis les attaques sanglantes menées en Israël par le Hamas le 7 octobre 2023. En décembre à Damas, un pouvoir d’obédience sunnite – comme la dynastie saoudienne – a chassé Bachar al-Assad, ancien protégé des mollahs. 

Quels objectifs poursuit désormais l’Arabie saoudite, puissance régionale, dans cette nouvelle Syrie, dans ce nouveau Moyen-Orient ? Pourquoi ce soutien, et pourquoi maintenant?

France 24 fait le point avec Karim Sader, politologue et consultant spécialiste des pays du Golfe, ancien chargé de recherche au ministère de la Défense. 

France 24 : Quels desseins poursuit l’Arabie saoudite en soldant – avec le Qatar – les arriérés de dette syrienne auprès de la Banque mondiale ?

Karim Sader : L’Arabie saoudite veut se positionner stratégiquement en Syrie. Depuis la chute du régime d’Assad et l’affaiblissement de l’Iran, c’est devenu un point essentiel à la fois sur le plan géopolitique et énergétique. En poussant vers la fin des sanctions, en connectant le nouvel État syrien à la Banque mondiale et aux institutions internationales, on le « légalise ».

Et le contrôle de la Syrie est fondamental pour l’Arabie saoudite. On voit déjà que les Alaouites et les Kurdes cherchent une autonomie en Syrie. En évitant cette partition, l’Arabie saoudite soutient l’État central pour avoir un poids dans ce point stratégique. La Syrie, avec le Liban et bientôt Gaza, c’est une porte d’entrée vers la Méditerranée. C’est une manière de tout simplement se substituer à l’influence iranienne.

Il y a aussi un intérêt économique évident.

Cette Syrie, où tout est à reconstruire, constitue un marché énorme. On peut percevoir ce règlement d’une partie de la dette syrienne par Riyad comme un “don”, mais on n’a rien sans rien : c’est une façon de poser un ancrage dans un pays où les opportunités de reconstruction sont immenses. 

En effaçant cette dette et en donnant une force de frappe financière à l’État syrien, l’Arabie saoudite s’assure une position privilégiée dans ce futur marché. 

Comment expliquer que l’Arabie saoudite et le Qatar, qui ont connu des relations particulièrement tendues en 2017, aient choisi d’agir de concert sur ce dossier ?

Du côté saoudien, c’est stratégique. En associant le Qatar à cette initiative, l’Arabie saoudite veut émanciper le Qatar vis-à-vis de la Turquie, qui est une puissance sunnite rivale très présente en Syrie.

Le Qatar, lui, se caractérise par sa fameuse diplomatie du grand écart : allié de la Turquie, tout en ne voulant pas se mettre à dos l’Arabie saoudite. Donald Trump étant revenu aux affaires, le Qatar n’a pas oublié le premier mandat de celui-ci, au cours duquel un blocus lui avait été imposé. (Proche du prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane, Donald Trump, comme Riyad, accuse le Qatar de financer le terrorisme, NDLR) 

Depuis ce blocus, le Qatar multiplie les alliances pour ne pas avoir d’ennemi. Les Qataris craignent de voir les États-Unis et l’Arabie saoudite se positionner contre eux. 

L’émirat, en outre, a lui aussi d’énormes intérêts en Syrie. Il y avait par exemple un projet de gazoduc qui partirait du Qatar, passerait par l’Arabie saoudite vers la Syrie et jusqu’à la Turquie (lancé en 2000, ce projet “d’islamic pipeline” a été entravé par la guerre en Syrie, NDLR)

Riyad et Doha partagent donc un intérêt économique commun en Syrie, bien que leurs stratégies régionales plus larges puissent diverger.

Damas, Beyrouth, Téhéran… « l’arc chiite » paraît plus affaibli que jamais. Une aubaine pour l’Arabie saoudite, qui s’engouffre dans ce vide stratégique ?

C’est effectivement une aubaine que l’Arabie saoudite exploite pleinement, notamment face à la Turquie. On sait que les Turcs sont désormais très bien placés en Syrie, qu’ils contrôlent une grande partie des marchés de reconstruction. C’est un moyen, entre ces deux puissances sunnites rivales, d’avancer leurs pions sur l’échiquier du Levant, où on voit progressivement une extinction de l’influence iranienne. 

C’est une situation similaire à ce qui va se passer à Gaza. Ils mettent la main sur cette porte d’entrée de la Méditerranée qui était monopolisée par le rival chiite iranien.

Pour l’instant, l’Iran est de plus en plus isolé. Son influence n’est pas totalement terminée, il y a encore une présence en Irak, mais dans cette partie du Levant, l’arc chiite a été coupé. Il partait de Téhéran à Beyrouth, mais il passait par Damas. Quand l’Arabie saoudite se met à Damas, elle coupe cet arc.

En fait, l’Arabie saoudite avait boudé cette partie du Proche-Orient en raison de la présence iranienne. Chaque aide saoudienne, par exemple au Liban, finissait par remplir les poches du Hezbollah.

Cette réalité a conduit l’Arabie saoudite et les pays du Golfe à couper leur aide financière au Liban à partir de 2019, ce qui a contribué à déclencher la grave crise financière libanaise. Ils refusaient de continuer à financer indirectement un État libanais alors dominé par le Hezbollah.

Aujourd’hui, la situation a changé. Israël a affaibli militairement les alliés de l’Iran, donc les Saoudiens viennent maintenant au Liban, à Gaza comme en Syrie pour « mettre la main à la poche » et reconstruire.

C’est un peu cela, l’accord tacite entre les États-Unis, les pays du Golfe et Israël : les uns neutralisent militairement l’influence iranienne, les autres viennent financer la reconstruction, et étendre leur influence.

Avec, in fine, une perspective : un accord de normalisation israélo-saoudien, que souhaite Washington.

france24

You may like