« Je ne peux plus recevoir d’argent, je ne peux plus travailler » : en Tunisie, la politique du gouvernement pousse les migrants subsahariens dans l’extrême pauvreté

Depuis l’été 2023, le gouvernement tunisien multiplie les restrictions à l’encontre des migrants sans-papiers. À l’interdiction de travailler s’ajoute l’impossibilité de recevoir des devises de l’étranger – notamment de la part des familles de migrants. Le but des autorités : empêcher les exilés de financer leur traversée de la Méditerranée et tarir les revenus des passeurs, notamment dans la région de Sfax. Dans la réalité, ces mesures ont fait sombrer les Subsahariens, désormais sans ressources, dans une extrême précarité.

Thomas* vit dans le dénuement le plus complet à Tunis. Chaque jour, ce Nigérian installé depuis plusieurs années sans papiers en Tunisie, sombre un peu plus dans la précarité. « Avant, je m’en sortais un peu, mais maintenant je mendie dans les rues », confie celui qui a survécu à une expulsion dans le désert tuniso-libyen, vers Ras-Jedir à l’été 2023. Comme l’immense majorité des Subsahariens sans titre de séjour en Tunisie, Thomas ne peut pas compter sur une aide extérieure.

Il ne peut ni envoyer ni recevoir de l’argent via les agences de transfert de devises – banques ou bureaux de postes. « Si tu essaies d’entrer dans une agence avec la peau noire, on te demandera de sortir », affirme-t-il.

En Tunisie, le transfert de devises est soumis à une réglementation stricte, rappelle un professeur spécialiste des migrations, contacté par InfoMigrants.

Les Tunisiens, comme les étrangers en règle, peuvent recevoir des devises en provenance de l’étranger, impossible en revanche de transférer de l’argent hors de Tunisie. « Et pour les étrangers en situation irrégulière, c’est pire. Les autorités tunisiennes ont drastiquement restreint l’accès aux banques et aux bureaux de poste pour encaisser les mandats internationaux et les virements venant de l’étranger ».

« Des sommes énormes et choquantes », selon Kaïs Saïed
Des restrictions décidées à l’été 2023, à l’issue d’une réunion présidentielle organisée le 14 juillet – et visible sur Facebook. Ce jour-là, dans un long discours hostile à l’immigration irrégulière, le président Kaïs Saïed a vivement dénoncé les transferts d’argent depuis des pays africains vers Sfax (centre-est du pays) notamment : des « sommes énormes […] choquantes », qui permettent de faire prospérer une économie parallèle gérée par les passeurs. « [Ces transferts] prouvent que les trafiquants d’êtres humains s’en prennent à la patrie », a encore déclaré le chef de l’État.

Pour rappel, Sfax est la principale ville de départ des traversées de la Méditerranée pour rejoindre Lampedusa, porte d’entrée de l’Union européenne (UE). Les trafiquants y sont donc nombreux et la circulation de devises – notamment pour payer son trajet en mer – aussi.

Selon les chiffres affichés sur grand écran durant cette réunion, la valeur des transferts adressés aux seuls Africains subsahariens dans la ville de Sfax, pour les six premiers mois de l’année 2023, s’élèverait à 23 millions de dinars, soit environ 6 millions d’euros.

« Nous avons les noms des gens qui ont reçu ces sommes », affirme même le chef de l’État tunisien.

Capture d'écran du tableau présenté par le gouvernement tunisien lors d'une réunion le 14 juillet 2023 concernant les transferts d'argent reçus par les Africains subsahariens en Tunisie.

« Les autorités tunisiennes ont donc serré la vis », explique de son côté Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), association qui vient en aide aux migrants.

« Depuis ce virage politique en juillet 2023, la vie est devenue économiquement impossible pour les migrants […] Avant, ils pouvaient se débrouiller avec MoneyGram, Western Union… [des agences de transfert d’argent, ndlr] Ce n’était pas toujours évident mais ils pouvaient récupérer de l’argent en présentant leur passeport, quelle que soit leur situation administrative. Maintenant c’est fini. Il faut des papiers en règle pour retirer de l’argent », explique le président du FTDES. « Les autorités veulent rendre la situation intenable pour pousser les migrants à quitter le pays », avance de son côté le professeur. Les exilés subsahariens seraient entre 20 000 et 25 000 dans le pays, selon les ONG.

« Une rupture totale avec une partie de la population »
À cet interdit bancaire, se sont ajoutés d’autres avertissements de la présidence tunisienne : il est désormais défendu pour les Tunisiens d’employer des Africains subsahariens sans-papiers, de leur louer des appartements. Concernant les migrants, il leur est formellement interdit d’installer des campements informels dans les oliveraies de la région de Sfax. « Il ne faut pas sous-estimer la pression de l’opinion publique qui pousse le gouvernement à appliquer une politique sévère envers les Subsahariens », ajoute encore le professeur spécialiste des migrations.

Pour Romdhane Ben Amor, « le gouvernement veut instaurer une forme d’apartheid, une rupture totale avec une partie de population : les migrants ne peuvent plus se loger, ils ne peuvent plus travailler, ils ne peuvent plus recevoir de l’argent de leur famille, ils ne peuvent plus être approchés par les ONG [victimes elles aussi de la politique tunisienne, elles sont accusées d’être des « agents de l’étranger » et d’avoir encouragé l’immigration irrégulière, ndlr] », énumère-t-il.

« Les migrants sont bloqués ».

Le 24 avril 2025, des migrants subsahariens quittent leurs campements de fortune installés dans les oliveraies autour des villes d'El Amra et Sfax (Tunisie) après une vaste campagne de démantèlement. Crédit : Reuters

Depuis l’été 2023, Thomas comme de nombreux migrants sont ainsi passés de la précarité à l’extrême pauvreté.

Le système D a viré au cauchemar. « Moi, je connaissais un Tunisien qui pouvait m’aider », explique Thomas, à Tunis. « Il recevait l’argent pour moi via son compte en banque et il me donnait la somme ensuite en retenant une commission, je pouvais manger, payer mon loyer ». Mais depuis quelques mois, le contact a pris peur. « Il m’a juste dit qu’il ne pouvait plus m’aider, qu’il avait peur d’être repéré par la police ».

Economiquement, Thomas et les autres migrants sont acculés, ils dépendent exclusivement d’intermédiaires de plus en plus rares – et de plus en plus « gourmands ».

Non seulement, certains prennent des commissions « trop » élevées mais d’autres disparaissent même avec la totalité de l’argent. Impossible aussi de compter sur l’aide des Tunisiens. « Les autorités ont déjà arrêté des civils qui avaient reçu des mandats pour les Africains. Surtout dans la région de Sfax. Même des femmes tunisiennes ont été arrêtées à cause de ces petits trafics d’argent », affirme Romdhane Ben Amor.

« Pour avoir de l’argent, on se débrouille »
Dans les oliveraies, les migrants ont donc appris, bon gré mal gré, à vivre sans ressources. « Ça ne change rien pour moi, je n’ai jamais pu recevoir de l’argent », raconte Marie, jointe par InfoMigrants, dans un des campements de la région de Sfax. « Je vis loin de la ville loin des banques. Ici, pour avoir de l’argent, on se débrouille », dit-elle sans détailler. Certains pratiquent le troc, affirme-t-elle, d’autres passent par Orange Money, un système qui ne nécessite pas de se déplacer dans les agences bancaires ou postales.

D’autres encore comme Louis vivent de la solidarité de leurs voisins de campements.

@infomigrants_fr

« Ça fait trois mois que je ne travaille plus. Avant, à Sfax, on pouvait se faire embaucher », explique cet Ivoirien, père de deux enfants, de huit mois et huit ans, qui vit au campement du « km 27 », entre Sfax et Jebenania.

« On se baladait, on croisait des Tunisiens et ils nous donnaient du travail à la journée. Moi, je travaillais dans les champs ici, je gagnais 25 dinars par jour [environ 7 euros, ndlr]. Et quand j’étais à Tunis, j’étais maçon sur des chantiers. Maintenant, c’est fini, je reste au campement toute la journée, les Tunisiens n’osent plus nous engager. C’est très dur. Tout a basculé… Heureusement que mes amis m’aident, c’est leur générosité qui me sauve ».

« Je suis bloqué, je ne sais pas quoi faire »
Sans salaire, Louis ne peut plus non plus payer les passeurs pour tenter une traversée de la Méditerranée. Il a essayé deux fois d’atteindre l’île italienne de Lampedusa avant que la Garde nationale ne stoppe son embarcation. C’était avant l’arrivée de son petit dernier. Mais aujourd’hui, il se retrouve dans une impasse avec sa famille. « Je ne peux pas rentrer en Côte d’Ivoire, j’y suis menacé de mort et je ne peux pas payer les passeurs.

Je suis bloqué ici, je ne sais pas quoi faire ».

Des migrants béninois profitent du programme de retours volontaires de l'OIM, en Tunisie le 28 mai 2024. Crédit : OIM Tunisie

En 2024, un nombre record d’exilés étaient retournés chez eux via l’Organisation internationale des migrations (OIM) : 7 250 personnes contre 2 250 en 2023. Des rapatriements « volontaires » encouragés par Kaïs Saïed. « Toutes les organisations » devraient soutenir « davantage les efforts tunisiens visant à faciliter le ‘retour volontaire’ des migrants irréguliers », avait-il déclaré fin mars. Le chef de l’État avait regretté que « seuls 1 544 migrants » aient été rapatriés durant les trois premiers mois de l’année.

La tendance semble cependant s’inverser.

Selon les derniers chiffres des autorités, pour le seul mois d’avril 2025, un peu plus de 1 000 Africains subsahariens sont rentrés « volontairement » dans leur pays d’origine. Pour les ONG, c’est un constat d’échec. Ces Africains n’ont pas eu d’autres choix que de fuir la Tunisie après être devenus les boucs émissaires d’une politique présidentielle devenue virulente à leur égard.

Outre les sanctions économiques, les migrants sont aussi la cible d’arrestations arbitraires, de condamnations pour « séjour irréguliers », de rafles et d’abandons dans le désert. « Je ne sors plus trop de mon appartement », conclut Thomas bloqué dans la capitale tunisienne. « J’ai peur d’être dénoncé, j’ai peur de marcher dans la rue, j’ai peur de mourir ».

*Tous les prénoms des migrants sans-papiers ont été modifiés

infomigrants

You may like