Blessing et Sarah, originaires du Nigeria et de Côte d’Ivoire, pensaient construire leur nouvelle vie en Europe. Mais comme des milliers d’exilées chaque année, les deux jeunes femmes ont été flouées par leurs passeurs, qui à leur arrivée leur ont réclamé des dizaines de milliers d’euros. La prostitution est alors l’unique moyen proposé par les trafiquants pour rembourser la dette.
Blessing est « une survivante ». Il y a un peu plus de dix ans, cette diplômée en informatique quitte son Nigeria natal pour l’Espagne. On lui a promis un poste dans un magasin spécialisé. Mais à son arrivée en Europe, Blessing comprend vite : « Tout cela n’était qu’un piège », raconte-t-elle aujourd’hui.
« Cet emploi n’existait pas, pas plus que mon visa de travail ».
Ses ravisseurs la force alors à quitter l’Espagne pour Naples, en Italie. « Là, ils m’ont annoncé que je devais leur rembourser 65 000 euros, soi-disant le prix du voyage ». Pour s’acquitter de sa dette, ses bourreaux ne lui laissent pas le choix : la jeune Nigériane doit se prostituer.
Comme Blessing, chaque année, des milliers de femmes migrantes sont happées par des réseaux de prostitution une fois arrivées en Europe.
Selon le National Anti-Trafficking Helpline (une ligne d’assistance téléphonique italienne pour les victimes de la traite des êtres humains), entre 15 000 et 20 000 personnes sont menacées par le trafic d’êtres humains à leur arrivée en Italie. L’exploitation sexuelle reste la forme prédominante d’exploitation. La majorité des victimes sont originaires du Nigeria (68,4%), de Côte d’Ivoire (3,5%), et du Pakistan (3%).
Des chiffres à prendre avec précaution, pointe le Conseil de l’Europe dans un rapport, car sûrement sous-estimés « en raison des insuffisances des procédures mises en place pour l’identification des victimes » et du « faible taux de signalement des victimes qui craignent d’être sanctionnées ou expulsées ».
« Emprise psychologique »
Au Nigeria, les futures victimes, parfois mineures, sont repérées pour la plupart dans l’État d’Edo, au sud du pays. « La traite commence dès le pays d’origine. C’est là que va se nouer l’emprise entre la victime et son ravisseur, via la cérémonie rituelle du juju », explique Kathleen Taïeb, avocate pénaliste qui défend de nombreuses victimes en France.
Lors de cette cérémonie, les futures exilées jurent de ne jamais dénoncer les personnes qui les amènent en Europe.
Ce serment est scellé par un petit paquet en papier qui renferme des poils pubiens, une serviette hygiénique ou des cheveux de la future exilée, offert au maître de cérémonie. Selon les croyances traditionnelles, la communauté peut alors la surveiller à travers cet objet rituel, où qu’elle soit : « L’emprise psychologique est actée », souligne Kathleen Taïeb.
Et c’est ce qui rend, par la suite, leur sauvetage très difficile, car ces femmes sont terrifiées par un éventuel retour de bâton si elles dénonçaient leurs bourreaux ».
Dans ce contexte, difficile pour ces migrantes de demander de l’aide, y compris sur le chemin de l’exil.
« On a régulièrement des soupçons sur des femmes seules, ou qui sont sous la protection d’un homme qui n’est pas leur mari. Mais elles se confient difficilement, et on ne veut pas les mettre en danger, relate Margot Bernard, ancienne coordinatrice pour Médecins sans frontières à bord du navire de sauvetage Geo Barents. Les équipes à bord essayent de leur donner des contacts d’associations, de les mettre en lien avec celles présentes au moment du débarquement. Mais c’est compliqué, car pour cela il faut avoir construit un lien de confiance.
Ce qu’on n’a pas forcément le temps de faire sur le bateau ».
D’autant qu’une fois arrivées en Italie, les exilées sont alors pressées de rembourser rapidement leur dette. Et les sommes sont colossales, « minimum 35 000 euros », précise Kathleen Taïeb. À la dépendance spirituelle et affective s’ajoute alors une emprise financière. Pendant cinq ans, Loveth s’est prostituée dans le quartier Château rouge à Paris pour rembourser 40 000 euros à ses proxénètes. « Je suis tombée enceinte plusieurs fois à cause de mon travail, j’ai dû trouver des solutions pour me faire avorter. J’ai tellement souffert », avait-elle confié à InfoMigrants il y a quelques années.
« Davantage de migrantes d’Afrique de l’Ouest »
Récemment, plusieurs affaires de proxénétisme nigérian ont été portés devant les tribunaux. Fin décembre 2024, la cour d’assises de Paris a condamné Miriam Wiseborn, maquerelle et elle-même ancienne prostituée, à 13 ans de prison et une interdiction définitive du territoire. En juin, sept hommes, accusés d’avoir exploité sexuellement des femmes nigérianes sans papiers, ont été jugés par la cour criminelle départementale de Paris pour proxénétisme aggravé et traite d’êtres humains.
Ces procès ont aidé à lever le voile sur la réalité qui attendaient les Nigérianes à leur arrivée en Europe.
Selon Kathleen Taïeb, ces derniers mois, « on voit donc moins de ressortissantes de ce pays dans les réseaux, mais davantage de migrantes d’Afrique de l’Ouest ».
Sarah, originaire de Côte d’Ivoire, a été trompée par des personnes en qui elle avait placé tous ses espoirs. À son arrivée en Libye en 2018, la jeune femme est rapidement arrêtée et jetée en prison. Violée par un gardien, elle donnera naissance à un enfant dans sa cellule.
À sa sortie, la jeune mère est « complètement désespérée ». Elle fait alors la rencontre d’une femme qui lui propose de l’héberger.
Au bout de quelques mois, cette femme, devenue son seul soutien en Libye, lui propose de payer sa traversée de la Méditerranée.
Sarah accepte et monte dans un canot avec son fils. À son arrivée en Italie, elle est hébergée dans le nord de l’Italie par des connaissances de sa « passeuse ». Quelques jours plus tard, c’est la douche froide. « Ces personnes m’ont dit qu’il fallait que je paye maintenant », se souvient-elle. En d’autres mots, vendre son corps pour rembourser sa dette.
À l’hiver 2023, Sarah fuit alors l’Italie pour la France, et dépose l’asile. « Le problème, c’est que je suis ‘dublinée’, je dois donc retourner en Italie. Mais je ne peux pas, j’ai trop peur, confie-t-elle. Si je rentre là-bas, ils vont me retrouver ».
« Elles me donnent de la force »
Blessing aussi a connu cette peur viscérale d’être « punie ». Mais elle a tout de même trouvé la force de parler à la police, qui l’a conduite dans un refuge géré par des religieuses. « C’est là que j’ai eu un déclic, se souvient-elle. Parler c’est déjà énorme, mais ensuite ? Je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose ».
En 2018, Blessing fonde donc Weavers of Hope près de Naples, « un centre où peuvent se réfugier les survivantes, avec ou sans enfants ».
Des activités et des formations leur sont aussi proposées, le temps de leur reconstruction. « Aujourd’hui je peux dire que je vais bien, grâce à mon travail et aux femmes que je côtoie, elles me donnent de la force, assure Blessing. Je veux dire à toutes celles qui sont sous emprise qu’il y a des solutions, que la vie vaut d’être vécue. Votre sauvetage, ce n’est que le début ».
***Si vous êtes victime de traite, voici des associations qui peuvent vous aider :
En Italie : Weavers of Hope, San Nicola la Strada, +393792331871
En France : La Mist, Paris, contact@mist-association.org
Le bus des femmes, Paris, +33143149898
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