Au Brésil, plus de 50 % de la population est noire. Des Afro-descendants dont l’histoire n’est souvent évoquée dans les manuels scolaires qu’à travers l’esclavage aboli en 1888, laissant plus d’un siècle d’histoire, de culture et d’art invisibilisés. Votée en 2003, une loi oblige les professeurs à enseigner l’histoire de la population noire brésilienne, mais elle n’est que peu appliquée.
Sous le préau de l’école Yuri Gagarin de Bom Sucesso, dans la banlieue nord de Rio, les baffles au volume maximal couvrent à peine les hurlements de bonheur des quelques 300 élèves rassemblés sous une pluie battante pour assister au concert du Mc et professeur Allan Pevirguladez.
“Mes cheveux sont très jolis, ils sont black power bien noirs et ceux de Joao sont très beaux aussi, blonds et tous lisses, ceux de Vitoria sont tellement choux, ils sont en tresses en chocolat !”, la chanson est répétée en chœur par une marée humaine métisse et noire âgée de 5 à 12 ans, qui tente désespérément de toucher le professeur-chanteur vénéré en rock star.
Un tube antiraciste dans les cours de récré
Sous le nom de MPBIA, la Musique Populaire Brésilienne Infantile Antiraciste est devenue un phénomène sur les réseaux sociaux. Créée par Allan il y a 2 ans pour lutter contre le racisme dès le plus jeune âge, c’est en donnant cours à ses élèves que l’idée d’une chanson qui raconte la diversité ethnique brésilienne lui est venue.
Emballée par le projet, la municipalité de Rio lui a donné l’autorisation de parcourir les écoles qui sollicitent sa performance, sans pour autant la rémunérer.
Ses chansons “légères” selon lui “facilitent beaucoup la compréhension de thèmes et de notions très sérieuses chez les enfants”.
“C’est la première génération qui vit ça, assure Allan, j’ai des parents qui m’appellent ou m’écrivent toutes les semaines pour me dire merci, merci de faire ça pour nos enfants, on n’a jamais vécu ça nous”. Un succès incroyable, impensable il y a 20 ans à peine…
Professeur d’art plastique dans le réseau d’écoles publiques de Sao Paulo, Luciano Braga se souvient encore…
En 1996, alors jeune enseignant, il demande à ses élèves de primaire de se dessiner eux-mêmes. Résultat : des mains et des narines fines, des yeux bleus, des cheveux blonds, une peau blanche…. Il est sous le choc.
Pourtant en majorité noirs, les enfants se sont tous dessinés blancs.
Luciano réalise alors que les jeunes brésiliens n’ont aucune référence artistique ou culturelle afro-brésilienne à l’école. Relativement autonome dans son apprentissage, il décide de leur enseigner la peinture et la musique afro-brésilienne en les initiant au tambour, instrument prédominant au Brésil.
“Dès que mes collègues ont entendu le rythme des tambours dans l’école, ils sont allés protester auprès de la direction, ils m’ont accusé d’inciter les enfants à se convertir à l’umbanda ou au candomblé, des religions de matrices africaines, comme si je voulais les pervertir. Alors qu’il s’agit de leur histoire, de notre culture”.
Pour Luciano, l’école publique a beau être laïque, la plupart des professeurs qui y enseignent sont évangéliques ou catholiques et perçoivent les religions afro-brésiliennes comme une influence démoniaque sur les jeunes esprits.
Preuve, selon lui, de l’ignorance généralisée d’un corps enseignant trop “contaminé par l’histoire judéo-chrétienne des colons européens”.

Lorsque la loi qui inclut officiellement l’enseignement de l’histoire et de la culture afro-brésiliennes dans les programmes scolaires a été votée en 2003, il y a vu une lueur d’espoir. Sauf qu’une loi ne se traduit pas forcément en actes au Brésil.
Alors comme aucun manuel ne donnait d’espace aux écrivains, poètes et artistes noirs, Luciano a pris sa plume et a écrit en 2010 le premier “Manuel d’Histoire d’Afrique et des Afro-Brésiliens” toujours largement utilisé dans le réseau des écoles publiques de l’État de Sao Paulo.
“C’était important d’enseigner à ces jeunes leur propre histoire, celle de leurs grands-parents, qu’elle ne soit pas traitée qu’au travers de la souffrance mais avec aussi une approche positive, pour qu’ils soient fiers de dire ‘mon arrière arrière grand-mère était esclave’ au lieu que cela soit une honte” assure Luciano.
Pourtant, 22 ans se sont écoulés depuis le vote de la loi par l’Assemblée législative fédérale, et les écoles publiques régies par les municipalités n’ont toujours aucune obligation de l’appliquer.
Selon un sondage réalisé en 2024 par l’institut Geledes e Alana, dans plus de 1 800 municipalités, seuls 29 % des écoles publiques suivaient un programme d’enseignement de l’histoire noire du pays, 53 % quelques mesures éparses, et 18 % aucune. Dans les écoles privées, on est encore plus loin du compte.
Or pour Luciano Braga, “se voir en miroir dans des livres, se reconnaître dans des tableaux ou des films, s’entendre dans des chansons, c’est la seule façon de lutter contre le racisme dès le plus jeune âge”. Selon la dernière enquête intitulée : “Perception du racisme au Brésil” réalisée par le Centre d’intelligence et de recherche stratégique brésilien (IPEC), 38 % des noirs brésiliens interrogés assurent avoir été victimes de racisme à l’école ou à l’université.
Vers un label antiraciste
Zara Figueiredo espère que cela va désormais changer. L’actuelle secrétaire à l’Éducation, à la diversité et à l’inclusion a fait de cette loi son combat. Depuis le 14 mai dernier, un décret d’application a enfin été signé.
“Nous avons au Brésil ce qu’on appelle une autonomie fédérative, on ne peut pas contrôler l’enseignement des écoles municipales ou des États, mais on peut les inciter en finançant des projets concrets comme l’ouverture de 50 000 nouveaux postes d’enseignants, la création d’un label antiraciste pour récompenser les écoles bonnes élèves, l’embauche de 1 500 référents d’application qui vont aider les écoles à appliquer le protocole antiraciste”.
Selon elle, il s’agit maintenant, avec ce dispositif, de “rattraper 10 ans de retard » en matière d’égalité des chances entre Blancs et Noirs. Elle ajoute que “ce n’était malheureusement pas dans l’agenda de l’exécutif jusqu’à maintenant”.
En attendant les retombées de ces quelques 2 milliards de reais (plus de 300 millions d’euros) investis, enseigner en chanson dès le plus jeune âge fonctionne. Épuisé par les allers-retours entre l’école dans laquelle il enseigne dans le centre de Rio et ses concerts entre 12 h et 14 h dans les établissements de la région, Allan Pevirguladez n’arrête plus…
Sur la messagerie de son profil Instagram figure une liste d’attente de quelques 400 écoles.
Après trois livres publiés, il sort un nouveau disque fin mai 2025 et va donner un premier concert à Duque de Caxias, dans la banlieue nord de Rio, où la majorité des habitants sont noirs. Quatre cents fans, enfants et parents, sont attendus.
france24