Le comté est le fromage AOP le plus consommé en France. Mais son succès soulève aujourd’hui des interrogations environnementales. En cause : l’intensification des élevages, les pollutions liées au traitement des eaux usées et la stratégie d’exportation de la filière.
Le comté est le fromage AOP – appellation d’origine protégée – le plus consommé en France. Faut-il pourtant en réduire la consommation ? La question a été soulevée récemment par le militant écologiste Pierre Rigaux, qui a mis en lumière sur France Inter l’impact environnemental de ce fromage emblématique, dont 1,6 million de meules ont été vendues en 2022.
« Ça fait des années que la filière est pointée du doigt pour les dégâts causés sur les sols et les eaux », a-t-il rappelé, soulignant les conséquences néfastes de l’élevage des vaches montbéliardes sur les plateaux du Jura, dont le lait sert à faire le fameux fromage produit dans cinq départements (Doubs, Jura, Ain, Saône-et-Loire et Haute-Savoie). « Les déjections chargent les sols en phosphores et en azote, associés à d’autres pratiques agricoles liées au comté. Cela se retrouve assez rapidement dans les cours d’eau. Bilan : prolifération d’algues, mortalité des poissons, déclin de la biodiversité aquatique. »
#TouchePasAuComté relayé par la filière
Eaux troubles, mousse blanche, odeurs d’égout et poissons morts avaient été signalés entre 2019 et 2020 aux abords de laiteries présentant des défaillances importantes de traitement des eaux usées. Le pôle régional spécialisé en matière d’atteintes à l’environnement (PRE) de Besançon avait ouvert des enquêtes.
Deux premières fromageries avaient été condamnées en 2022 à de lourdes amendes.
Devenues sous-dimensionnées, les stations d’épuration des laiteries incriminées déversaient « des eaux non traitées dans la nature, avec un effet catastrophique pour l’environnement », sur un sol très perméable, avait analysé à l’époque le procureur de la République de Besançon Étienne Manteaux.
Dans un vaste « plan fromagerie » lancé en 2022, l’autorité préfectorale avait mis en demeure 14 des 96 fromageries du Doubs de mettre en conformité leurs installations de traitement des eaux ou de réparer les canalisations défectueuses.
La quasi-totalité avaient finalement été classées conformes en 2024, selon la DDETSPP, service de l’État chargé des mutations économiques.
Les éleveurs de comté affirment donc avoir une filière propre, qui protège l’environnement. « Prendre des négligences individuelles pour discréditer l’ensemble de la filière ne peut être admis », a réagi lundi auprès de l’AFP Alain Mathieu, président du Comité interprofessionnel de gestion du comté. « Ces attaques sont blessantes et injustes compte tenu du niveau d’exigence qu’on s’impose dans la région », a-t-il déploré après la controverse soulevée par le militant écologiste Pierre Rigaux.
L’appel à consommer moins de comté a suscité la colère des éleveurs.
Sur les réseaux sociaux est apparu le mot-dièse #TouchePasAuComté relayé par toute la filière et la ministre de l’Agriculture Annie Genevard en personne.
Le Comté, c’est bien plus qu’un fromage : c’est le fruit d’un terroir, d’un savoir-faire et d’une fierté française. #TouchePasAuComté
Merci à tous ceux qui se mobilisent pour défendre cette filière vertueuse et rémunératrice face aux attaques idéologiques. https://t.co/18PKUrqz2g
— Annie Genevard (@AnnieGenevard) May 12, 2025
Et plusieurs élus de droite et du Rassemblement national (RN) se sont saisis du sujet.
Laurent Wauquiez, candidat à la présidence du parti Les Républicains (LR), a vu dans la dénonciation du comté le « projet […] d’une France sans identité et sans saveur ».
Des députés RN ont appelé à « protéger » l’emblématique fromage jurassien, comme Julien Odoul, également conseiller régional en Bourgogne-Franche-Comté.
L’intensification des exploitations en cause
Pour le WWF France, le comté en tant que tel n’est pas le problème. Jean Burkard, directeur de plaidoyer au sein de l’ONG, salue même le modèle de production de ce fromage. « Le cahier des charges de l’AOP protège les prairies naturelles, qui sont un puits de carbone et de biodiversité. Grâce au comté, les vaches montbéliardes broutent sur des prairies, ce qui permet de réduire drastiquement l’utilisation de pesticides. »
Il y a jusqu’à douze fois moins de traitements pesticides dans une prairie que sur les parcelles agricoles traditionnelles, souligne le WWF, qui vient de publier un rapport sur l’importance de la protection des prairies de France.
Le cœur du dilemme, pointe-t-il, c’est que le comté est « victime de son succès ». « Plus on consomme de comté, plus on a recours à l’intensification des exploitations. Ce qui veut dire qu’on va avoir de plus en plus de vaches. Les vaches, c’est du méthane, du fumier. Et donc c’est de l’azote, de l’engrais qui va se retrouver dans l’eau. »
En 30 ans, le comté a plus que doublé sa production en passant de 30 000 tonnes en 1991 à 72 000 en 2024, alerte également l’association environnementale SOS Loue et rivières comtoises, pour qui le cahier des charges « ne va pas du tout assez loin ».
« Le nombre de vaches n’a certes pas augmenté, mais elles produisent plus de lait qu’avant, c’est-à-dire qu’elles se nourrissent plus et produisent plus d’excréments… ce qui contribue à l’augmentation des nitrates dans nos rivières », résume-t-on à l’association.
Un fromage français consommé dans le monde entier
Le comté n’est pas seulement consommé en France, mais il est aussi l’un des fromages français qui s’exportent le mieux avec 10,7 % de la production vendue à l’étranger en 2023 et une progression des exportations de 7,5 % cette année-là par rapport à 2022.
Le fleuron de la gastronomie française est notamment apprécié en Belgique, en Allemagne, aux États-Unis, au Canada et au Japon.

Une stratégie d’exportation assumée par les professionnels du comté, qui ont investi dans des campagnes de communication massives à l’étranger depuis une dizaine d’années.
Pour Patrice Malavaux, membre d’un collectif local de protection des rivières du Doubs, il est urgent de relocaliser sa consommation.
Ce garde-pêche pointe sur France inter « la surproduction de lait » et appelle à réduire les quantités. « On fabrique du lait destiné à être vendu dans le monde entier. Ce n’est juste pas possible. Les rivières ne sont pas capables d’absorber de telles quantités de pollution », répète-t-il.
Jean Burkard rappelle que les plateaux du Jura sont « un milieu très calcaire, donc très poreux.
Ce qui signifie que même le peu d’intrants chimiques et le peu d’engrais et d’azote que vous allez avoir sur ces prairies va s’infiltrer extrêmement vite dans les cours d’eau. Ce qui explique qu’on a beaucoup de rivières qui sont fortement dégradées, avec des chiffres assez affolants sur la disparition des espèces de poissons et notamment des truites dans certaines rivières de la région. »
La controverse autour du comté révèle combien la transition écologique reste reléguée au second plan face aux logiques économiques.
« Une solution simple, ce serait de rappeler que le comté, c’est très bien, et que son impact peut rester limité… à condition de faire preuve d’un peu de sobriété », conclut le WWF, appelant à repenser nos habitudes alimentaires.
AFP