Sur fond de tensions aiguës autour de l’Ukraine, la Russie de Vladimir Poutine exige publiquement des Occidentaux qu’ils renoncent à leur expansionnisme militaire en Europe de l’Est. Plusieurs rencontres au sommet sont prévues cette semaine entre les deux camps. L’enjeu n’étant, rien de moins, que de redessiner les rapports de forces entre Russes, Européens et Américains en Europe.
En massant 100 000 hommes à sa frontière avec l’Ukraine, la Russie de Vladimir Poutine a-t-elle décidé de frapper un grand coup pour stopper l’avancée inexorable de l’Otan vers ses frontières depuis 30 ans ? La manœuvre, entamée en novembre, inquiète les Occidentaux, et au premier chef, les services de renseignement militaires américains qui y voient une tentative d’invasion imminente.
Ce coup de pression brutal du maître du Kremlin provoque une frénésie diplomatique. Cette semaine, Russes et Américains se retrouveront à Genève à partir de dimanche 9 janvier, avant des discussions le 12 janvier entre l’état-major de l’Otan, réuni à Bruxelles, et celui des forces militaires russes. Le lendemain, Russes et Occidentaux se reverront dans le cadre de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) tandis que les ministres de la Défense de l’UE seront en séminaire à Brest.
Lors de cette cascade de rencontres, la Russie attend des Occidentaux des réponses aux exigences formulées le 17 décembre. Ces propositions de traité interdiraient aux États-Unis d’établir des bases militaires dans tous les pays d’ex-URSS non-membres de l’Otan et même de « développer une coopération militaire bilatérale » avec ces États.
Stopper l’élargissement de l’Otan
Encore plus important aux yeux de Moscou, tous les membres de l’Alliance atlantique s’engageraient à ne jamais plus élargir l’Otan et à ne mener aucune « activité militaire sur le territoire de l’Ukraine et dans d’autres pays d’Europe de l’Est, du Caucase du Sud et d’Asie centrale ».
Avec ces demandes faites publiquement, ce qui est inhabituel dans le monde feutré de la diplomatie, la Russie dit haut et fort que sa sécurité est menacée par 30 ans d’élargissements successifs de l’Otan, la puissante alliance militaire entre américains et européens née de la guerre froide et de la confrontation avec l’URSS. Moscou fait de l’adhésion éventuelle de l’Ukraine une ligne rouge à ne pas franchir et exige des Occidentaux qu’ils renoncent à soutenir militairement les forces ukrainiennes qui, depuis 2014, affrontent les séparatistes pro-russes du Donbass, dans l’est du pays. À ce jour, le conflit a fait plus de 13 000 morts.
Pour Arnaud Dubien, directeur de l’observatoire franco-russe à Moscou, “l’objectif de la Russie est de forcer les Occidentaux, et singulièrement les Américains, à la discussion qu’elle n’a jamais pu obtenir depuis 1991. Depuis l’effondrement de l’URSS, les Occidentaux considéraient que la Russie n’avait pas d’intérêt légitime au-delà de ses frontières, qu’elle n’avait pas voix au chapitre dans les affaires de sécurité européenne. Au fond, ils pensaient que tout était naturel en matière d’élargissement, et que la Russie accepterait. À présent, cela ne passe plus”.
Remettre en cause l’ordre international né de la fin de la guerre froide
En effet, après la chute de l’URSS en 1991, les Occidentaux n’ont pas tardé à élargir leur influence militaire au-delà du rideau de fer. En 1999, la Hongrie, la Pologne et la République tchèque rejoignent l’Otan. Suivies en 2004 par la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie. Depuis, l’Albanie, la Croatie, le Monténégro, et enfin la République de Macédoine du Nord, en 2020, sont également devenues membres de l’Alliance et bénéficient de sa protection en cas de conflit avec un pays tiers.
En un peu plus de 20 ans, la Russie a assisté à l’entrée dans l’Otan de 14 pays qui, à divers degrés, ont été dans sa sphère d’influence pendant des décennies. Pendant ces années, Moscou a également assisté, impuissante, à l’intervention militaire décidée par les Occidentaux au Kosovo en 1999. “Pour les Russes, ce fut une rupture stratégique majeure. D’autant plus que cela concernait les Serbes, avec lesquels ils ont une relation particulière”.
Dans les années qui suivirent ce conflit, la Russie est progressivement sortie de l’état de faiblesse économique et militaire dans lequel la chute de l’URSS l’avait plongée et a entrepris de stopper ce qu’elle perçoit comme un expansionnisme insupportable. En 2008 d’abord, avec son intervention militaire en Géorgie pour soutenir les séparatistes pro-russes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, après l’offensive militaire du gouvernement pro-occidental de Tbilissi qui tenta, par la force, de reprendre le contrôle de territoires qui échappaient à son contrôle.
La Russie n’accepte pas d’être rejetée aux marges du continent
Puis, de façon beaucoup plus spectaculaire en Ukraine, avec l’annexion, en 2014, de la péninsule de Crimée, qui fait suite à la victoire de la Révolution de Maïdan, pro-UE, à Kiev et la destitution du président pro-russe Viktor Ianoukovitch. Depuis ce coup de force, très populaire auprès des Russes, le Kremlin a montré sa puissance de frappe diplomatique et militaire bien au-delà des pays voisins en intervenant en Syrie, en Libye, en Centrafrique et plus récemment au Mali.
“La crise de 2014 en Ukraine est bien un tournant dans les relations russo-occidentales. Beaucoup pensaient, en Occident comme en Russie, qu’à long terme, une convergence était inévitable entre l’Union européenne en cours d’élargissement et la Russie. Cela est révolu. Aujourd’hui, la Russie se voit comme un pôle indépendant sur la scène internationale, qui n’a pas vocation à rejoindre un ensemble occidental élargi”, note Arnaud Dubien.
Obtenir un nouveau Yalta
Animée par cette ambition, la Russie veut ainsi obtenir, lors des rencontres qui vont se succéder cette semaine, un engagement net des Occidentaux concernant les demandes d’adhésion à l’Otan formulées par l’Ukraine, la Géorgie, et dans une moindre mesure par la Bosnie-Herzégovine. “Les Russes exigent aujourd’hui que l’on referme la porte” conclut le chercheur.
Une position qu’ils vont marteler obstinément alors que deux pays neutres depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Suède et la Finlande, ont affirmé, en décembre, qu’ils solliciteraient une adhésion à l’Otan si les soldats russes envahissaient l’Ukraine.
En Ukraine, un dangereux bras de fer entre Occidentaux et Russes
Au-delà des élargissements successifs de l’Otan qui contrarient Moscou, c’est surtout le sort de l’Ukraine qui sera en jeu lors des rendez-vous diplomatiques de ces prochains jours. En effet, la France et l’Allemagne ne sont pas favorables à l’entrée de l’Ukraine au sein de l’Otan qui pourrait entraîner un conflit ouvert avec Moscou. Washington, malgré ses assurances répétées qu’il « répondra énergiquement » à une invasion russe, ne souhaite sans doute pas plus que les Européens être entraîné dans une guerre en Ukraine.
“Si les Russes obtiennent des garanties sur une modération de la coopération militaire bilatérale entre Washington et Kiev, les choses peuvent se calmer. Je ne pense pas que les Russes attendent réellement des garanties écrites sur le non-élargissement de l’Otan, c’est impossible mais plutôt un stop à l’Otan en Ukraine”
“Il faut espérer qu’il se passe des choses, car la situation peut véritablement devenir dangereuse fin janvier dans le cas contraire. Les Russes ont mis la barre très haut, c’est maintenant une question de crédibilité pour eux, ils ne peuvent pas perdre la face. Et ils ne peuvent pas garder leurs militaires indéfiniment à proximité de la frontière ukrainienne” estime Arnaud Dubien auprès de France 24.
La Russie cherche à diviser Américains et Européens
Reste à savoir si les Occidentaux sont prêts à renoncer au soutien militaire qu’ils fournissent au gouvernement de Kiev depuis 2014. Et s’ils parviendront à maintenir leur unité face aux exigences russes.
Jean-Yves Le Drian, le chef de la diplomatie française, estime que la Russie cherche à diviser Européens et Américains en privilégiant le dialogue avec ces derniers. « Les Européens doivent être pleinement impliqués (dans les discussions de la semaine prochaine NDLR). La sécurité européenne ne saurait se discuter sans leur pleine implication », a-t-il affirmé devant le Sénat, le 5 janvier.
La question ukrainienne, qui sera le plat principal des discussions de ces prochains jours, risque de mettre à l’épreuve l’unité du camp occidental car “pour les Russes, la discussion est entre Moscou et Washington, pas avec les Européens ni avec les ‘petits pays’ ” estime le directeur de l’observatoire franco-russe à Moscou.